Le bassin du Mékong, une région menacée par les grands aménagements sur le fleuve

, par  Olivier Petitjean

Le Mékong était jusque récemment le dernier des grands fleuves « libres » du monde, plusieurs décennies de conflits géopolitiques ayant empêché la construction de barrages ou autres grands aménagements. Cette époque est malheureusement révolue, et les travaux engagés par la Chine, et à sa suite par les pays d’aval, menacent la qualité des eaux du fleuve et la sécurité alimentaire des populations qui en dépendaient jusqu’alors.

Voir la note de mise à jour (juillet 2015) en bas d’article.

Le Mékong prend sa source sur le plateau tibétain et, sur un dénivelé de plus de 5000 mètres, traverse six pays avant de rejoindre la mer, 4 350 kilomètres plus loin. Son bassin versant couvre près de 800 000 kilomètres carrés. Depuis les gorges du Yunnan en Chine jusqu’à son delta dans l’extrême Sud du Vietnam, le fleuve a servi de source de subsistance et de support culturel pour de nombreuses sociétés depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, plus de 60 millions de personnes vivent dans le bassin inférieur du Mékong – au Cambodge, au Laos, en Thaïlande et au Vietnam – et en dépendent directement pour leur eau potable, leur alimentation, leurs transports et leur énergie. Chinois et Birmans tirent eux aussi partie, directement ou indirectement, du fleuve.

L’importance économique du Mékong pour les régions d’aval ne saurait être surestimée, notamment en termes de sécurité alimentaire. Dans les plaines de Thaïlande, le bassin du Mékong représente la moitié des terres arables. Au Cambodge, le lac Tonle Sap constitue l’une des zones de pêche en eau douce les plus importantes de la planète, permettant que les habitants de ce pays, pourtant l’un des plus pauvres au monde, comptent aussi parmi les mieux nourris. La pêche est d’ailleurs pratiquée tout le long du fleuve, qui représente globalement 3 % des captures de poisson au niveau mondial – et pas moins de 17 % des captures en eau douce. Elle nourrirait 70 millions de personne. Au Vietnam, le delta du Mékong représente un tiers de la production de riz du pays et un tiers du PIB. Vientiane au Laos, Phnom Penh au Cambodge, Ho Chi Minh Ville au Vietnam – autant de villes et de capitales étroitement liées au fleuve et à son intégrité.

La multiplication des barrages sur un fleuve jusqu’alors épargné

Jusque récemment, en raison notamment des conflits armés qui ont embrasé la région depuis la Seconde guerre mondiale, le Mékong, au contraire des autres grands fleuves du monde, était resté épargné par les aménagements hydroélectriques, et demeure aujourd’hui un réservoir unique de biodiversité. Malheureusement, la paix et la prospérité que connaît la région depuis 25 ans sont en train de changer cet état de choses. Deux menaces pèsent désormais sur les écosystèmes du fleuve et, par là, sur les moyens de subsistance de millions de personnes : la construction de barrages et, secondairement, les travaux visant à rendre navigable la partie amont du fleuve (destruction de rapides à l’aide d’explosifs, dragage de bancs de sable, etc.).

C’est la Chine qui a initié ces deux développements, dans le cadre d’une part de son ambitieuse politique d’exploitations des ressources hydroélectriques (lire L’Himalaya, le changement climatique et la géopolitique de l’Asie et Le barrage des Trois Gorges), et d’autre part afin de développer les voies commerciales qui la relient au Sud-est asiatique et ce faisant d’affirmer sa position dominante dans la région. (Un effort similaire a lieu en ce qui concerne les réseaux routiers et ferroviaires régionaux.) Le premier barrage mis en service sur le Mékong (en 2009 pour la première tranche et en 2013 pour la seconde) sera celui de Xiaowan, dans le Yunnan. Il sera le premier barrage du monde pour la hauteur (292 mètres) et le second par la puissance de production après celui des Trois Gorges. A partir de l’été 2009, il interceptera, pour la première fois dans l’histoire, la grande crue du Mékong, alimentée par la fonte des neiges de l’Himalaya et les eaux de la mousson. Le réservoir ainsi créé devrait atteindre 150 kilomètres de long. L’électricité ainsi générée approvisionnera à partir de 2010 le Sud de la Chine jusqu’à Shanghai.

Les autorités chinoises projettent pas moins de sept autres barrages hydroélectriques sur le fleuve. Le suivant, celui de Nuozhadu, devrait être achevé en 2014 ; légèrement moins haut que le précédent, son réservoir devrait en revanche être encore plus important. La politique d’exploitation du Mékong apparaît donc au moins aussi ambitieuse et démesurée que celle qui porte sur Chang Jiang (Yangtsé) (lire Le barrage des Trois Gorges). Au final, les barrages chinois auraient la capacité de retenir la moitié du débit total du fleuve. Les variations annuelles de ce débit ne seraient alors plus fonction de facteurs naturels, mais des besoins énergétiques des villes et industries chinoises.

Les pays d’aval ne sont pas malheureusement en reste. Dans le contexte du boom régional et de la flambée du prix de l’énergie, ils ont eux aussi ressorti des placards d’anciens projets d’équipement hydroélectriques, qui menacent de porter le coup de grâce à des pêcheries déjà sérieusement mises à mal par les aménagements en amont. Onze équipements pourraient ainsi être construits sur la partie aval du Mékong, transformant un fleuve vivant en une succession de vastes réservoirs artificiels. Même la crise économique de 2008-2009 n’a pas semblé suffire à remettre en cause ces velléités, d’autant que la Chine est elle-même intéressée par ces projets.

photo patrikmloef, licence CC

L’impact de tels barrages sur les pêcheries, et par là sur la sécurité alimentaire de millions d’habitants, risque d’être fatal : les migrations des poissons s’en trouveraient empêchées, les nutriments bloqués en amont, le débit réduit, les niveaux de pollution considérablement accrus. L’immense pêcherie du lac Tonle Sap au Cambodge est basée sur un phénomène de renversement saisonnier du cours de la rivière reliant ce lac au Mékong, lors de la grande crue de ce dernier. Ce renversement de cours entraîne la submersion de vastes zones de forêt pendant quelques mois, qui deviennent une immense aire de reproduction pour les espèces aquatiques. Les poissons nés dans cette zone vont ensuite peupler tout le cours du Mékong à l’occasion du nouveau renversement de cours. On estime que près des deux tiers des poissons du Mékong sont nés dans le Tonle Sap. Les barrages chinois achevés ou en projet auraient pour conséquence, selon certaines sources, de réduire d’un quart le débit du fleuve en aval. Personne ne sait exactement si cela entraînera ou non la fin du phénomène de renversement du cours du Tonle Sap ; en tout état de cause, la zone submergée ne pourra que s’en trouver sensiblement réduite. Il est vrai qu’avec les aménagements en aval, de nombreux poissons ne pourraient de toute façon pas remonter le fleuve pour venir s’y reproduire…

Quel modèle de coopération régionale ?

photo Nir Nussbaum, licence CC

En apparence, les pays de la région (du moins ceux d’aval) se sont pourtant dotés des instruments nécessaires à une coordination de leurs initiatives et à une bonne gestion du fleuve. En 1995, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam ont en effet créé la Commission du Mékong, elle-même issue d’un Comité de gestion conjointe plus ancien. Il existe une forte tradition d’échanges de données et d’information en vue d’une bonne gestion du fleuve, et de nouveaux projets de collecte de données et de surveillance voient le jour. Le problème est que la Chine a toujours refusé de participer à cette Commission, de même qu’elle s’est toujours opposée à la Convention-cadre des Nations-Unies sur l’usage des fleuves à d’autres fins que la navigation (lire Vers une convention-cadre sur l’utilisation des cours d’eau à d’autres fins que la navigation). Cette non-participation, et le refus de la Chine de se lier les mains, font peser de sérieux doutes sur la pertinence de la Commission du Mékong et sur son poids politique. D’autant plus que, comme on l’a vu, les pays d’aval eux-mêmes font aisément fi de leurs engagements de bonne gestion lorsqu’il s’agit de satisfaire leurs besoins énergétiques ou de signer des contrats potentiellement juteux pour de nombreux acteurs locaux.

Pire encore, pendant que les quatre pays d’aval protestent contre les projets chinois dans le cadre de la Commission du Mékong, ou encore se plaignent de la réticence des Chinois à partager les informations, dans d’autres instances ils semblent se satisfaire de suivre la voie tracée par Pékin. C’est le cas par exemple, du Joint Committee on Coordination of Commercial Navigation (JCCCN), promu par les autorités chinoises en guise d’alternative à la Commission du Mékong, chargé de superviser les travaux de navigabilité du fleuve, par le biais duquel la Chine a obtenu l’acquiescement des pays d’aval à plusieurs projets. Il en va de même pour la Greater Mekong Sub-region (GMS), un niveau de coopération promu notamment par la Banque asiatique de développement et qui regroupe tous les pays du bassin du Mékong. Les accords conclus dans ce cadre portent notamment, encore une fois, sur les aménagements hydroélectriques.

NOTE DE MISE À JOUR (juillet 2015)
L’avenir du Mékong, des espèces qu’il abrite et des communautés qui dépendent de ses écosystèmes est plus que jamais incertain, alors qu’aux grands barrages chinois en amont s’ajoutent désormais des projets controversés en aval, comme le barrage de Xayaburi au Cambodge et celui de Don Sahong au Laos. ONG, scientifiques et riverains plaident toujours pour une étude intégrée des impacts de tous les ouvrages projetés sur le fleuve et ses tributaires. La Commission du Mékong reste le cadre formel de gestion du fleuve, mais ne paraît pas toujours un garde-fou suffisant face aux politiques du fait accompli.

SOURCES
 Fred Pearce, « The Damming of the Mekong : Major Blow to an Epic River », Yale Environment 360, juin 2009. http://www.alternet.org/water/14084...
 Xavier Monthéard, « En descendant le Mékong », Le monde diplomatique, août 2008. http://www.monde-diplomatique.fr/20...
 Thomas Fuller, “Sop Ruak Journal. Dams and Development Threaten the Mekong”, New York Times, 17 décembre 2009. http://www.nytimes.com/2009/12/18/w...
 Milton Osborne, The Mekong under Threat, chinadialogue.net.

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