Le drame de la pollution des eaux en Chine

, par  Olivier Petitjean

Le développement de l’économie chinoise s’effectue à un coût, en termes de pollution et de santé publique, qui n’est pas moins spectaculaire que les chiffres de la croissance. L’un des aspects les plus dramatiques de la crise environnementale que connaît la Chine est l’aggravation de la pollution de l’eau, que le gouvernement ne paraît pas pour l’instant en mesure de contrôler. Au-delà de ses conséquences écologiques immédiates, cette pollution entraîne des conséquences sanitaires très graves, et pèse sur la viabilité générale du développement chinois.

La Chine connaît actuellement de nombreux problèmes liés à l’eau : problèmes de dégradation des écosystèmes, de pénurie d’eau, d’inondations. Selon un rapport publié en 2007 par le groupe d’études stratégique sur le développement durable de l’Académie chinoise des Sciences, c’est toutefois la pollution de l’eau qui constitue le problème central auquel est confronté la Chine aujourd’hui. Si ce problème n’est pas résolu, indiquent les auteurs, aucun des autres problèmes liés à l’eau ne le sera.

Selon ce même rapport, si les rejets de polluants sont globalement en hausse dans le pays, la pollution de l’eau est en train de changer de nature, passant d’une pollution traditionnelle par des substances conventionnelles à une pollution composée, marquée par l’interaction entre anciens et nouveaux polluants. Alors que la pollution était naguère principalement d’origine industrielle, elle est maintenant dominée par les rejets domestiques et urbains. Plus de 17 000 villes sont dépourvues de système d’évacuation des eaux usées, de sorte que les rejets de près d’un milliard d’habitants sont déversés directement dans les rivières. En conséquence, la majorité des rivières traversant des zones urbaines sont impropres à la boisson, mais aussi à la pêche. Pour autant, la pollution industrielle continue à s’aggraver, de même que la pollution diffuse issue de l’agriculture. L’expansion de l’automobile s’accompagne de celle des stations-service, qui souffrent de fuites chroniques et répandent du carburant dans les sols et les nappes phréatiques des zones urbaines et de leurs faubourgs. Globalement, un tiers de la longueur de toutes les rivières chinoises est « extrêmement pollué », de même que les trois quarts des principaux lacs du pays.

Ce tableau général déjà particulièrement sombre le devient encore davantage lorsqu’on s’attache au détail, révélant les cas les plus extrêmes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, dans un petit coin de la Chine du Nord, à 100 kilomètres de Pékin, le développement a pris un tour quasi mortel. Les proliférantes usines chimiques, produisant toxines et acides, y déchargent ouvertement leurs eaux usées dans la rivière Feng Chan, qui est devenue toute noire. Un canal proche a quant à lui tourné au rouge. La pollution atteint aussi les nappes souterraines, avec des conséquences sanitaires dévastatrices : le taux de cancer y est jusqu’à trente fois plus élevé que dans le reste du pays.

Les conséquences de la pollution

Cette sévère pollution de l’eau aggrave les problèmes quantitatifs déjà existants. La Chine peut compter sur 7 % des ressources en eau de la planète, pour 21 % de la population mondiale. Ce chiffre masque toutefois une grande inégalité entre le Sud du pays, où la disponibilité de l’eau est correcte, et le Nord semi-aride. Globalement, la disponibilité de l’eau per capita ne cesse de diminuer. Le secteur rural dans le Nord, de même que de nombreuses villes, connaissent d’ores et déjà des problèmes de pénurie d’eau. En 2007, le lac Taihu se trouva saturé par un trop-plein de nutrition dû à la pollution, entraînant des coupures d’eau pour plus de deux millions de personnes pendant plusieurs semaines.

La pollution menace même les différents aménagements prévus par Pékin pour remédier aux pénuries d’eau, et en premier lieu le méga-projet de transfert Sud-Nord 9voir le texte Les voyages de l’eau). Le bassin de la rivière Huai et de ses tributaires devait en effet être utilisé pour faire transiter les eaux du Chang Jiang (Yangtsé) vers les plaines septentrionales. Or, malgré les efforts répétés de dépollution entrepris depuis 10 ans par le pouvoir central, l’eau y est non seulement impropre au toucher et à la consommation, mais même à l’irrigation. Sur 60 % de sa longueur, l’eau n’y atteint même pas le standard minimum de qualité (type V, « extrêmement pollué »). Les industries locales s’efforcent de se conformer aux normes en termes de rejets, mais ces normes sont si basses que la situation ne s’améliore pas. Une autre partie de ce même projet, la « route de l’Est », est également menacée, les efforts de dépollution de la région du Jiangsu n’ayant pas porté les fruits espérés.

La pollution a des conséquences sanitaires dramatiques. Une étude de l’OCDE avance le chiffre de 300 millions de Chinois forcés de boire une eau contaminée. Selon la même source, cette situation entraîne annuellement 190 millions de maladies liées à l’eau. Chaque année, 30 000 enfants meurent de diarrhées dues à la pollution des eaux. Dans les deltas de la rivière des Perles (Canton) et du Chang Jiang (Shangaï), qui représentent deux tiers du PIB chinois, sont apparus du fait de la pollution industrielle des dizaines de « villages du cancer ».

En raison de son impact sur l’état des ressources naturelles, sur la santé des populations, mais aussi sur certains secteurs économiques qui dépendent d’une eau de qualité (comme la pêche), la pollution a enfin des conséquences économiques de long terme qui ne peuvent que conduire à relativiser la croissance à deux chiffres affichée pendant longtemps par l’économie chinoise.

Un problème de gouvernance

L’absence d’action gouvernementale et administrative efficace pour lutter contre la pollution de l’eau est certes, pour une part, le reflet de la priorité accordée au développement économique et d’un défaut (relatif) d’investissements dans ce domaine. Pourtant, il ne manque pas de voix dans les couches dirigeantes chinoises pour s’alarmer de la situation, et les lois et objectifs de qualité de l’eau se sont multipliés depuis plusieurs années. Le problème réside aussi dans l’inadaptation de la gouvernance.

La gestion quantitative et qualitative de l’eau des rivières est particulièrement problématique en Chine dans la mesure où les rivières ignorent et transcendent les frontières administratives. Le manque de coordination – voire la rivalité – entre provinces, administrations ou secteurs économiques, associé à l’absence d’infrastructures adéquates, empêche la mise en œuvre effective des objectifs et des programmes décidés au niveau central. Tous les arrangements entre provinces, indispensables à une bonne gestion au niveau des bassins versants, doivent passer par la médiation de Pékin. Cette centralisation est un héritage de la gouvernance traditionnelle de l’eau en Chine, focalisée sur les questions de contrôle des eaux (prévention des inondations, irrigation) et sur la coordination des travaux nécessaires à ce contrôle. En conséquence, les provinces se préoccupent davantage de compétition pour s’attirer la bienveillance des autorités centrales que de discussion avec les autres provinces concernées. L’approche centralisée et « top-down » privilégiée par le pouvoir chinois peut à la limite se révéler efficace en matière de gestion quantitative et d’arbitrage relatif aux allocations de l’eau ; en matière de gestion de la qualité, cette approche est nettement moins adaptée, comme en témoigne l’échec des campagnes de nettoyage des fleuves impulsées depuis la capitale. De manière générale, le pouvoir central est confronté à une difficulté constante pour mettre en œuvre sur le terrain les mesures et lois qu’il édicte. Certaines administrations ou entreprises d’État préfèrent encore appliquer la politique de l’autruche, telle l’entreprise PetroChina qui, en 2005, a longtemps cherché à minimiser l’importante pollution de l’eau au benzène entraînée par des incidents dans l’une de ses usines.

Dans le cas de la gestion de la qualité de l’eau, les problèmes usuels de la gouvernance en Chine sont encore aggravés par la coexistence de deux entités rivales au niveau central, toutes deux de niveau ministériel depuis 1998, le Ministère des Ressources en Eau (MRE) et l’Administration d’État de Protection de l’Environnement (AEPE), qui se partagent la responsabilité du problème et dupliquent leurs efforts. Certaines ambiguïtés dans la Loi sur l’eau et dans la Loi sur la Prévention et le Contrôle de la Pollution ont entraîné des conflits d’interprétation sur les mandats respectifs de chaque institution. Chacune édicte ses propres objectifs et met en place son propre dispositif de contrôle, sans partage des données. Pire : les mesures de chaque entité sont souvent significativement différentes pour une même rivière ! Chacune a autorité sur ses propres subdivisions administratives (Bureaux provinciaux de protection de l’environnement pour l’AEPE, partagés avec les gouvernement provinciaux, Organisations de bassin versant pour le MRE), avec des recoupements partiels et conflictuels comme la mise en place de Bureaux de protection des ressources en eau au sein des Organisations de bassin versant, placés pendant un temps sous double tutelle. Inutile de préciser qu’aux conflits entre ces deux structures s’ajoutent ceux qui les opposent toutes deux à d’autres ministères ou d’autres agences gouvernementales dont les activités ont une incidence sur les ressources en eau : construction, agriculture, etc.

Les objectifs de qualité sont souvent fixés de manière bureaucratique, sans prise en compte de l’état de l’environnement et de ce qu’il peut supporter ; ils se traduisent ensuite théoriquement en quotas de rejets alloués aux différents acteurs. Malheureusement, le manque de cohérence entre les subdivisions administratives, les unités géographiques privilégiées par chacune des deux entités concernées et les zones de mesure scientifiques rendent le rapport entre ce système de quotas et les objectifs fixés particulièrement problématique. En outre, ce système ne prend pas en compte la pollution diffuse, qui est maintenant la principale cause de dégradation de la qualité des rivières chinoises en milieu rural.

Les autorités chinoises ont également mis en œuvre des taxes aux pollueurs, qui connaissent de nombreuses difficultés de mise en œuvre, mais qui constituent la principale forme de lutte contre la pollution à l’heure actuelle. Comme ces taxes constituent la source de financement pour les administrations de l’eau, ce système a pour effet pervers d’encourager les administrations en question à faire payer la pollution plutôt qu’à la prévenir. Sa mise en œuvre est également freinée par les autorités locales, qui y voient une entrave au développement économique. Certains estiment au contraire que ces taxes sont, le plus souvent, trop faibles pour encourager les industriels à réduire leurs rejets.

En résumé, même si la Chine a fait un effort important de construction institutionnelle depuis 20 ans pour faire face à la pollution de l’eau, la gouvernance ainsi mise en place souffre d’un sérieux manque de cohérence et de coordination, à la fois au sein de la législation et entre les administrations, ainsi souvent que de l’absence de mise en œuvre effective des mesures décidées au niveau central. Dans le cadre du plan annoncé en 2008 pour stimuler l’économie chinoise et lui permettre de faire face à la crise mondiale, des investissements significatifs ont été annoncés, notamment dans le domaine du traitement des eaux usées. Pour obtenir des résultats significatifs, il semble toutefois impossible de faire l’économie d’une réforme de gouvernance. Un Projet global de restauration de la qualité des eaux, mettant l’accent sur le niveau du bassin versant plutôt que sur les subdivisions administratives et sur les contrôles à la source, a également été annoncé.

SOURCES
 China Sustainable Development Strategy Report 2007 – Water : Governance and Innovation, Académie chinoise des sciences.
 Ngai Weng Chan et Larbi Bouguerra, « Introduction to Water Issues on a Global Perspective », contribution à l’Assemblée mondiale des citoyens sur l’eau, Penang, 2005.
 Wang Yahua, « River Governance Structure in China – A Study of Water Quantity/Quality Management Regime », contribution à l’Assemblée mondiale des citoyens sur l’eau, Penang, 2005.
 « En Chine, une crise de l’eau tous azimuts », Brice Pedroletti, Le Monde, lundi 11 février 2008.

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