Le gaz de schiste et l’eau

, par  Olivier Petitjean

Des États-Unis à l’Algérie, en passant par l’Argentine, l’Afrique du Sud ou même l’Europe, l’eau est souvent au centre de la contestation du gaz de schiste. D’un côté, la fracturation hydraulique, indispensable pour l’extraction des « gaz non conventionnels » (gaz de schiste, « tight gas » ou gaz de couche), requiert des quantités considérables d’eau. De l’autre côté, elle est accusée de laisser derrière elles des eaux usées toxiques et d’entraîner un risque de pollution des nappes phréatiques.

La fracturation hydraulique, seule technologie disponible pour l’extraction du gaz de schiste et des autres hydrocarbures non conventionnels, consiste à injecter à très haute pression dans des formations schisteuses du sous-sol un mélange d’eau, de sable et de produits chimiques pour « libérer » et faire remonter le gaz ou le pétrole que recèlent ces roches. Cette technique est associée à d’innombrables problèmes environnementaux, comme le risque d’accroissement de l’activité sismique, l’industrialisation des paysages et, de plus en plus, la pollution de l’air. Des études récentes ont en effet montré que les puits de gaz de schiste et d’autres gaz non conventionnels occasionnaient des fuites de méthanes bien plus importantes que les forages conventionnels. Or le méthane est un gaz à effet de serre 23 fois plus puissant que le dioxyde de carbone en termes de « potentiel de réchauffement global »… De sorte que le gaz de schiste, souvent présenté par ses thuriféraires comme une « énergie de transition » permettant de décarboner progressivement nos économies, s’avère au final aussi nuisible pour le climat que le charbon, la plus polluante des sources fossiles…

Néanmoins, ce sont avant tout la consommation intensive d’eau et la pollution des eaux souterraines et de surface qui cristallisent les critiques et les oppositions à la fracturation hydraulique. De l’Amérique du Nord à l’Afrique du Sud, c’est bien la question de l’eau qui suscite les craintes les plus immédiates et la résistance des populations concernées. Ce qui s’est vérifié à nouveau en Algérie, où l’annonce de forages « pilotes » de gaz de schiste dans le Sud saharien à la fin de l’année 2014 a suscité un mouvement aussi inattendu que durable de contestation citoyenne, avec pour principale revendication la protection des sources d’eau, ressource vitale pour la région.

Pollution souterraine

Aux États-Unis, pour l’instant le seul pays avec le Canada à avoir connu un développement à grande échelle de l’industrie des gaz et pétroles de schiste, la question de la pollution des nappes phréatiques et des sources d’eau s’est rapidement trouvée au centre du débat. C’est particulièrement le cas depuis l’arrivée de l’industrie du schiste dans la formation de Marcellus (Pennsylvanie et États avoisinants), une région plus densément peuplée que les gisements du Texas, par exemple. À partir de ce moment ont commencé à circuler très largement des images vidéo d’eau du robinet ou de ruisseaux prenant feu lorsque l’on approchait un briquet ou une allumette.

Les eaux usées issues de la fracturation hydraulique sont en effet extrêmement toxiques, à la fois du fait des produits chimiques utilisés pour la fracturation et du fait des contaminants dont elles se chargent lorsqu’elles sont injectées dans le sous-sol. Une partie de ces eaux usées demeure sous terre, avec à la clé de sérieux risques de contamination chimique et de salinisation des nappes d’eau souterraines (ce sont ces cas de contamination de l’eau au méthane, rendant l’eau inflammable, qui ont fait grand bruit aux États-Unis). Le reste revient à la surface.

Les industriels du gaz de schiste continuent généralement à dénier que la fracturation hydraulique puisse entrainer une pollution des nappes souterraines utilisées pour l’alimentation en eau potable, notamment en raison de la différence de profondeur entre ces nappes et les formations schisteuses. Mais les cas anecdotiques et les études scientifiques ont tout de même fini par s’accumuler suffisamment pour ce que le déni ne soit plus tenable.

La plupart des cas de pollution des eaux souterraines ont été mis en relation avec des puits défectueux [1], de sorte que les industriels et certains médias ont cru pouvoir en conclure que ce n’était pas la fracturation hydraulique elle-même, mais la mauvaise construction des puits, qui était en cause. Mais ce type de fuite n’a en fait rien d’exceptionnel ou d’accidentel, bien au contraire : tous les forages dans le monde présentent inévitablement de tels défauts de construction, dans des proportions variables. Le problème est précisément que d’une part les gaz et pétrole de schiste requièrent de forer davantage de puits sur un gisement que les gaz conventionnels, et d’autre part que ces puits semblent davantage sujets à défaillance.

Eaux usées

Aux États-Unis, les eaux usées qui reviennent à la surface sont généralement évacuées par camion (il est question de plusieurs centaines d’allers-retours de camions par jour dans les zones d’exploitation) vers des unités de traitement ou des bassins de décantation. Une partie des eaux usées, partiellement traitées, sont réinjectées dans le sous-sol, parfois dans d’autres États que ceux où a été pratiqué le forage initial. Il a ainsi été récemment révélé que les régulateurs californiens avaient autorisé la réinjection d’eaux usées y compris dans des nappes souterraines utilisées comme source d’eau potable. Comme la fracturation hydraulique proprement dite, la réinjection de ces eaux usées a été mise en relation avec un risque sismique accru.

Aux États-Unis et ailleurs, une partie des eaux usées sont stockées dans des bassins à l’air libre, à proximité des sites de fracturation. Les environnementalistes ont signalé plusieurs cas (comme récemment en Algérie ou encore en Ukraine) où ces eaux étaient stockées avec une protection minimale, sans autre isolation par rapport au sol qu’une mince bâche en plastique, ce qui ne saurait constituer une protection durable [2].

Ressources en eau

Aux problèmes de pollutions potentielles s’ajoute la question de la quantité d’eau nécessaire à l’exploitation des gaz et pétroles non conventionnels. La quantité exacte d’eau requise pour une fracturation hydraulique varie selon les conditions locales, mais les chiffres les plus souvent évoqués oscillent entre 10 et 25 millions de litres d’eau par puits. Et il faut rappeler que la fracturation hydraulique implique de forer beaucoup plus de puits que pour la production conventionnelle... Dans le bassin d’Utica dans l’Ohio, la consommation moyenne d’eau par puits ne cesse d’augmenter et se situerait actuellement à 27,5 millions de litres. Plusieurs cas d’épuisement ou de baisse très nette de nappes phréatiques ont été signalés aux États-Unis, notamment dans le bassin d’Eagle Ford au Texas. Dans tout l’Ouest et le Midwest américain, on observe une concurrence accrue pour l’eau entre agriculteurs et entreprises pétrolières, et des restrictions de consommation ont dû être mises en place lors de périodes de sécheresse.

Or une grande partie des gisements mondiaux de gaz de schiste ou d’autres gaz non conventionnels se situent dans des régions semi-arides. C’est le cas aux États-Unis des gisements texans, mais aussi des gisements argentins de Patagonie (province de Neuquén), des gisements mexicains, des gisements sud-africains du Karoo, ou encore des gisements algériens et tunisiens. Un rapport du World Resources Institute paru en septembre 2014 estime que 38% des réserves potentielles mondiales de gaz de schiste sont situées dans des régions en état de « stress hydrique ». Les gisements de gaz de schiste en Chine sont situés à 60% dans des régions souffrant de la sécheresse, ce qui fait planer des doutes sérieux sur la possibilité d’y exploiter ces gisements à grande échelle, alors que le pays peine à s’attaquer à ses problèmes de pollution et de surexploitation de l’eau.

Dans la plupart des régions de production où l’eau est rare, les entreprises pétrolières et gazières promettent que leurs activités n’affecteront en rien l’approvisionnement en eau potable de la population, mais elles maintiennent souvent le plus grand flou quant à la provenance exacte de leur eau, évoquant des solutions irréalistes d’un point de vue économique et/ou technique (comme le dessalement de l’eau de mer ou la réutilisation des eaux usées de la fracturation hydraulique après traitement).

Ainsi, en Argentine, les études d’impact environnemental de Shell et Total omettent délibérément de préciser – comme c’est théoriquement requis – d’où provient leur eau et comment elles vont la traiter. De sorte qu’elles peuvent s’exonérer, par un simple « oubli », d’appliquer réellement les régulations apparemment strictes mises en place par les autorités de la province de Neuquén, qui interdisent d’utiliser de l’eau issue de nappes phréatiques potables pour la fracturation. Shell détient deux concessions importantes à proximité des lacs Mari Menuco et Lors Barreales, principales sources d’approvisionnement en eau potable de la zone, et à proximité d’une riche région horticole et vinicole alimentée par les eaux de la rivière Neuquén.

La situation en Afrique du Sud est encore plus incertaine. La Karoo est situé juste au Sud du désert du Kalahari... Shell, la seule entreprise pour l’instant intéressée à exploiter ces gisements, se contente de vagues déclarations sur la possibilité d’utiliser de l’eau de mer dessalée, ce qui semble totalement irréaliste pour une simple raison de coût.

L’enjeu de l’eau explique que la contestation du gaz de schiste donne souvent le jour à des alliances inédites entre des acteurs rarement associés dans les mêmes luttes : écologistes et agriculteurs (et dans certains cas, industriels de l’agroalimentaire). C’est le cas en Argentine, en Afrique du Sud ou en Australie, avec des succès variés. Dans ce dernier pays, la campagne Lock the Gate (« Fermez la porte »), associant écologistes et agriculteurs, a réussi à freiner les progrès des gaz non conventionnels, alors que les pouvoirs publics s’apprêtaient à approuver leur développement accéléré.

L’absence de régulation environnementale, condition essentielle au développement du gaz de schiste ?

Aux États-Unis, le secteur du gaz de schiste a été exempté par l’administration Bush de devoir respecter les dispositions de la plupart des grandes lois environnementales, y compris le Clean Water Act et le Clean Air Act. Beaucoup d’observateurs estiment que sans cette impunité, le boom du gaz de schiste n’aurait jamais été possible. L’administration américaine s’efforce désormais de contourner cette exemption, comme l’a illustré l’amende de 2,3 millions de dollars infligée par l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA) à une filiale d’ExxonMobil pour la destruction d’écosystèmes aquatiques en lien avec des opérations de fracturation hydraulique dans l’État de Virginie. La firme devra débourser en outre plus de 3 millions de dollars au titre de la restauration des écosystèmes affectés [3].

Dans les autres pays où les multinationales opèrent, elles sont accusées de profiter d’une régulation environnementale laxiste ou de contourner les règles en vigueur (voir l’exemple de Total et Shell en Argentine cité précédemment). Dans des pays industrialisés dotés d’administrations environnementales suffisamment solides, comme l’Australie ou le Danemark, des entreprises pétrolières et gazières ont été prises la main dans le sac en train d’utiliser des substances interdites.

Au niveau des institutions européennes, le lobbying des grandes firmes pétrolières et gazières se concentre précisément sur leurs obligations en matière de contrôle environnemental, présentées comme des règles bureaucratiques inutiles et coûteuses. Celles-ci ont obtenu au niveau européen de ne pas avoir à procéder à des études d’impact environnemental spécifiques pour le gaz de schiste et la fracturation hydraulique.

Olivier Petitjean

— 
Photo : Faces of Fracking CC

[1Notamment par une importante étude publiée par l’Académie des sciences des États-Unis, Voir ici.

[2Voir ici et .

[3Lire ici en anglais pour plus de détails.

Recherche géographique

Recherche thématique