Le nucléaire et l’eau

, par  Olivier Petitjean

Les controverses qui entourent l’énergie nucléaire se concentrent généralement sur des questions telles que son coût, sa sûreté, l’impact sanitaire et environnemental des radiations, ou encore le rôle qu’elle pourrait être amenée à jouer, selon ses promoteurs, pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. On parle assez peu de ses impacts sur la ressource en eau. Pourtant la dépendance du nucléaire à une ressource en eau abondante est de nature à sérieusement mettre en doute sa résilience dans le contexte du dérèglement climatique.

L’énergie nucléaire est volontiers présentée par ses promoteurs comme une énergie « décarbonée » indispensable pour faire face au défi du changement climatique. Bien entendu, une telle caractérisation fait l’impasse sur les autres problèmes environnementaux et politiques – considérables – que pose le nucléaire. Et, si l’on tient compte de toute la chaîne de production du nucléaire, depuis l’extraction et le transport de l’uranium jusqu’à la gestion des déchets, cette énergie est en fait elle aussi une source significative de gaz à effet de serre.

La tentative de « verdissement » de l’image du nucléaire comme source d’énergie climato-compatible se heurte à un autre obstacle de taille : l’eau. Les centrales nucléaires utilisent des quantités massives d’eau pour refroidir leurs réacteurs. Et les effets directs et indirects du changement climatique risquent fort de réduire les ressources en eau disponibles pour cet usage et forcer les centrales à l’arrêt pour des durées plus ou moins longues. La « pollution thermique », c’est-à-dire les effets de la chaleur anormale de l’eau causée par les rejets des centrales après refroidissement, est un phénomène qui reste largement ignoré et peu étudié. Mais elle pourrait devenir de plus en plus socialement inacceptable si ses effets se font plus visibles.

À leur manière, la catastrophe de Fukushima au Japon et ses suites illustrent eux aussi l’importance de l’eau dans une centrale nucléaire. Depuis l’accident majeur survenu sur la centrale en 2011, les responsables de la centrale continuent à verser 350 mètres cubes d’eau par jour sur les réacteurs pour les refroidir. Une partie de cette eau fuit à travers des fissures et se mélange à des eaux souterraines d’infiltration. D’où des écoulements dans le milieu et l’accumulation de milliers de tonnes d’eaux usées radioactives que Tepco, l’entreprise nucléaire japonaise doit stocker dans d’immenses bassins, qui fuient eux aussi régulièrement… La solution officiellement privilégiée est de traiter ces eaux pour en retirer les éléments radioactifs et le rejeter dans la mer, mais beaucoup d’interrogations subsistent sur la fiabilité des technologies utilisées à cet effet.

En moyenne, selon une étude de 2008 de l’Electric Power Research Institute, les centrales nucléaires consomment davantage d’eau de refroidissement que toutes les autres centrales thermiques, qu’elles fonctionnent avec du fioul, du gaz ou du charbon : de 133 000 à 190 000 litres d’eau par MWh pour les centrales avec refroidissement en prise directe, et de 2850 à 3420 litres par jour pour les centrales ayant un système de refroidissement fermé (tour de refroidissement). Ces chiffres sont respectivement, selon la même étude, de 76 000-133 000 et 1900-2660 litres/MWh pour les centrales au gaz et au fioul, et de 95 000-171 000 et 2090-3040 litres/MWh pour les centrales au charbon.

En France, les épisodes de températures extrêmes durant plusieurs étés récents ont attiré l’attention sur le problème. Les centrales nucléaires françaises consomment chaque année environ 19 milliards de mètres cube d’eau, ce qui en fait le secteur économique le plus gourmand en eau de tout le pays, loin devant l’agriculture.

Pollutions

Certes, cette eau est pour l’essentiel à nouveau rejetée dans le milieu en aval, après avoir été utilisée pour refroidir les réacteurs. Mais l’eau ainsi rejetée est très chaude, ce qui n’est pas sans effet sur les écosystèmes. Les études scientifiques sont rares dans ce domaine, mais l’une d’elle, réalisée récemment en aval de la centrale de Mühlberg en Suisse (lire sur ce site La pollution thermique, cette méconnue), sur l’Aare, le Rhin et jusqu’à la mer du Nord, a conclu que les émissions d’eau de refroidissement ont un impact majeur sur les écosystèmes aquatiques d’eau douce et qu’en fonction des saisons, de la température initiale de l’eau, etc., elles représentent entre 3 et 90% de la dégradation de l’« indice de qualité des écosystèmes ».

Le réchauffement des eaux peut également favoriser la prolifération d’algues, qui a pour effet d’étouffer les autres formes de vie aquatique en réduisant l’oxygène disponible. Selon plusieurs scientifiques et écologistes américains et européens, la pollution thermique des centrales nucléaires (tout comme des centrales au charbon) est déjà un problème écologique majeur dans beaucoup de bassins versants, mais reste largement passé sous silence faute d’études adéquates.

À cette pollution thermique s’ajoute évidemment la pollution radioactive. Celle-ci peut être soit « normale » ou plus précisément « en dessous des seuils légaux » (les faibles doses retrouvées dans les effluents des centrales) – ces seuils étant évidemment très contestés entre les pro-nucléaire et les écologistes. Elle peut aussi être accidentelle, c’est-à-dire liée à des incidents de sûreté, comme dans les centrales françaises du Blayais et de Saint-Laurent-des-eaux durant les années 1980, ou à la mauvaise maintenance de certaines installations. Plusieurs centrales nucléaires françaises ont ainsi entraîné une pollution au tritium des nappes phréatiques locales, comme cela a été le cas à la centrale de Tricastin en 2013.

Risque climatique

Les problèmes latents liés à la consommation d’eau des centrales nucléaires, même sans accident, ne peuvent que se trouver exacerbés en cas de sécheresse ou de fortes chaleurs. Les canicules peuvent avoir pour effet soit de réchauffer l’eau des rivières au-delà de la température de 28ºC, de sorte qu’elle ne peut plus être utilisée pour le refroidissement, ou bien de faire baisser le débit des rivières en deçà de la limite où le pompage est possible, ce qui arrive régulièrement, par exemple, à la Vienne (centrale de Civaux) selon Monique Sené du GSIEN (Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire). Les centrales peuvent alors se voir interdites de rejeter de l’eau encore plus chaude dans l’environnement, par crainte des effets pour la faune et la flore, ce qui les empêche de fait de continuer à fonctionner. S’y ajoute le problème des effluents radioactifs : en deçà d’un certain débit, ils ne peuvent plus être rejetés par les centrales comme d’habitude, car la capacité de dilution des rivières est moindre. Ils doivent donc être stockés, en attendant le retour d’un débit normal ; or la capacité de stockage des centrales est limitée.

Plusieurs mises à l’arrêt contraintes de réacteurs nucléaires ont eu lieu aux États-Unis et en Europe depuis le début des années 2000. En France, durant la canicule de l’été 2003, 17 réacteurs nucléaires ont dû soit réduire leur production d’électricité, soit être mis à l’arrêt. EDF a dû acheter de l’électricité dans d’autres pays européens. Certaines centrales ont demandé des dérogations pour continuer à fonctionner en régime réduit. Selon les militants antinucléaires, certaines ont même continué à opérer en infraction aux réglementations environnementales en vigueur. Des problèmes qui se sont répétés lors de nouveaux épisodes de sécheresse et/ou de canicule en 2006, 2009 et 2011.

Aux États-Unis, l’épisode de sécheresse de 2011 a entrainé la mise à l’arrêt de plusieurs réacteurs dans le Midwest, la Nouvelle-Angleterre et le Sud-est du pays. La centrale nucléaire de Browns Ferry, en Alabama, sur la rivière Tennessee, a dû cesser ses opérations plusieurs fois en 2008 et 2011

Selon une étude publiée en 2012 par des chercheurs européens et américains, la production d’électricité dans les centrales thermiques (nucléaires et au charbon, gaz ou fioul) pourrait baisser de 4 à 16% aux États-Unis et de 6 à 19% en Europe entre 2013 et 2060 du fait du manque d’eau pour le refroidissement. Ces mêmes chercheurs estiment que le risque de black-out total ou important va tripler au cours de la même période.

Adaptation

L’une des solutions communément avancées pour remédier à ces problèmes est d’installer d’éventuelles nouvelles centrales nucléaires sur les côtes. Les centrales nucléaires situées au bord de la mer sont en principe moins vulnérables aux vagues de chaleur, mais il est déjà arrivé (centrale nucléaire de Millstone dans le Connecticut en 2012) qu’un réacteur soit mis à l’arrêt parce que même l’eau de mer avait dépassé la température maximale ! En outre, une localisation sur le littoral peut poser d’autres problèmes, comme la vulnérabilité face au risque de tsunami ou à l’élévation du niveau des mers.

Les opérateurs de centrales nucléaires tentent de s’adapter à ces nouveaux risques climatiques, soit en mettant au point des technologies de refroidissement plus efficientes, soit, comme EDF, en mettant en place un système sophistiqué de prévisions climatiques et hydrologiques pour mieux gérer le débit des rivières et les lâchers d’eau des barrages (dont EDF est souvent aussi l’opérateur en France), et au besoin « acheter » de l’eau à d’autres usagers.

Pour l’instant, aucun problème sérieux n’a officiellement été rencontré en France. Lors de la canicule de l’été 2003, l’eau servant à refroidir la centrale de Fessenheim en Alsace (Grand canal d’Alsace) et de Golfech dans le Sud-ouest (Garonne) ont dépassé les 28ºC. Le problème a été résolu en allant chercher de l’eau plus profonde et plus fraiche dans le premier cas, et en délivrant une autorisation d’opérer temporaire dans le second… Ces expédients seront-ils toujours suffisant en cas de canicule prolongée à l’avenir, un scénario rendu possible et même probable par le changement climatique ? La France pourrait-elle se retrouver face à des coupures d’électricités massives en raison de sa dépendance au nucléaire ?

Olivier Petitjean

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Photo : Jose Luis RDS CC

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