Les printemps arabes et l’eau : la Syrie

, par  Larbi Bouguerra
Depuis les années 2000, la Syrie a connu plusieurs années de sécheresse dramatiques. L’exode rural qui en a résulté, associé à la mauvaise gestion de la crise par le pouvoir en place, ont précipité le déclenchement du soulèvement démocratique en 2011. Aujourd’hui, la guerre civile a entraîné des destructions généralisées dans les infrastructures de l’eau du pays. Pire encore : l’eau semble être devenue une arme dans le conflit.

Pour les Arabes, Damas, la capitale de la Syrie, est célèbre notamment pour la Barrada, la rivière qui la traverse, aujourd’hui asséchée et que tant de poètes ont chantée. Elle est aussi connue pour sa splendide Ghoûta, la plaine de verdure qui la ceinture si joliment. Celle-ci est parcourue par un ingénieux système de canaux d’irrigation que l’on doit à l’immense mathématicien et hydrologue Mohamed al-Attar (1764-1828). Au XXe siècle, son génie a étonné les géographes coloniaux français [1].

Grâce à la Barrada, Damas n’a jamais manqué d’eau. La cité était desservie par un système de distribution de l’eau urbaine efficient et équitable qui allouait les volumes nécessaires aux mosquées, aux casernes, aux hammams, aux auberges et aux maisons des particuliers.

La Syrie est également connue pour les norias millénaires qui subsistent à Hama, sur le fleuve Al Assi (Oronte) attestant d’une incontestable maîtrise des connaissances hydrauliques qui remonterait aux Byzantins et aux Romains. Ces derniers ont en effet construit en Syrie le plus grand barrage de l’Empire romain, celui de Harbaqa dans la région de Palmyre en Syrie [2].

Preuve peut être de la décadence du pays en ce domaine : l’effondrement le 4 juin 2002 du barrage de Zeyzoun, sur l’Oronte, dans le gouvernorat de Hama, précisément. Cet effondrement fit 22 victimes. Construit en 1996, le barrage assurait l’irrigation de 14 000 hectares grâce à l’eau recueillie en hiver. Les autorités n’avaient pas consenti à effectuer les réparations requises en dépit des alertes [3]. L’eau ayant dévasté 80 kilomètres carré et détruit des centaines de maisons, des milliers de personnes devinrent des réfugiés, élisant domicile dans les bidonvilles des métropoles.

Facétie de l’Histoire ! Les rebelles ont pris le contrôle, en février 2013, du barrage Al Thawra (Révolution en arabe), d’une puissance de 880 MW, construit en 1973. Ils s’assuraient ainsi le contrôle de la production d’électricité de la province de Raqqa ainsi que celui des 14,1 milliards de m3 d’eau du lac Assad, rempli avec l’eau de l’Euphrate. Cette eau alimente les villes en eau potable et permet l’irrigation donc l’alimentation des habitants de la région. Cette ressource vitale est ainsi devenue un puissant et décisif moyen de contrôle des populations entre les mains de la rébellion.

Une sécheresse exceptionnelle

Un document publié en 2010 par l’ONU affirme que la sécheresse représente le plus grand malheur qui guette le monde arabe. 38 millions de personnes sont déjà passées sous ses fourches caudines entre 1970 et 2009. Or, la Syrie ainsi que la Jordanie subissent, depuis un siècle, une diminution sensible de leurs précipitations.

En 2002, les premiers satellites capables de réaliser un suivi global des ressources en eau ont été lancés. Leurs clichés montrent que les bassins des fleuves Tigre et Euphrate – partagés entre la Turquie, la Syrie et l’Iran septentrional - ont perdu entre 2003 et 2009 rien moins que 144 milliards de m3 d’eau, du fait surtout de la sécheresse. Cependant, la surexploitation et les mauvais choix agricoles ne sont pas non plus étrangers à cette situation. Le nombre de puits est passé de 135 000 en 1999 à près de 230 000 en 2010 accélérant la baisse de niveau des nappes. Le pouvoir syrien a, en effet, grassement subventionné la culture du coton – qui demande énormément d’eau - sans tenir compte du capital hydrique du pays, voire en fermant obstinément les yeux sur une baisse alarmante des nappes phréatiques. Les avertissements n’ont pourtant pas manqué puisque, dès 2001, la Banque mondiale prévenait la Syrie en ces termes : « Le gouvernement devra reconnaître qu’atteindre une sécurité alimentaire à court terme en ce qui concerne le blé et les autres céréales en encourageant une production de coton qui exige beaucoup d’eau est à même de remettre en cause la sécurité de la Syrie sur le long terme en réduisant les ressources disponibles des nappes phréatiques. »

Un rapport de l’UNICEF datant de juin 2014 informe que certaines parties du pays ont reçu les plus bas niveaux de pluie enregistrés au cours des cinquante dernières années. Plus généralement, la Syrie a reçu la moitié de la moyenne des précipitations annuelles d’une année normale. Pire ! La sécheresse menace aussi la Jordanie, le Liban et l’Irak où les réfugiés syriens exercent déjà une pression importante sur la ressource [4].

Aujourd’hui, la Syrie - berceau de l’agriculture et de l’élevage il y a 12 000 ans et faisant partie avec l’Irak du « Croissant Fertile » des Arabes - vit des moments dramatiques notamment dans le domaine agricole, alors que le pays était le seul de la région à atteindre l’autosuffisance alimentaire voire en mesure d’exporter du blé. En 2008, il a dû en importer [5].

Cette situation doit beaucoup à la guerre mais aussi à une sécheresse endémique. L’ONU estime que 150 000 hectares en Syrie ont connu huit années de sécheresse entre 2000 et 2010. En juin 2014, les réserves d’eau potable en Syrie représentaient le tiers du niveau qu’elles accusaient avant mars 2011, quand la guerre civile a commencé. Outre la sécheresse, il faut tenir compte des ravages du conflit, entraînant destruction des adductions d’eau, des canaux et des pompes d’irrigation.

Dans un dossier consacré à « l’agriculture et la sécheresse », Michelle Grayson écrit dans la prestigieuse revue scientifique Nature [6] : « La sécheresse a longtemps été un fléau pour l’Humanité et un facteur de guerre et de conflit. L’actuelle crise syrienne, par exemple, vient à la suite d’une des pires sécheresses qu’a connues ce pays. »

De son côté, Thomas L. Friedman avertit [7] : « Aujourd’hui, on ne peut comprendre le réveil arabe… sans prendre en compte le stress exercé par le climat, l’environnement et la population. » D’après cet auteur, les révélations de WikiLeaks prouvent que le représentant de la FAO avait prévu, dès 2008, le désastre et l’instabilité politique qui menaçaient le pays étant donné la sécheresse affectant un million de personnes, sécheresse qui a sévi de 2006 à 2010, la pire depuis quatre décennies. Le document affirme que l’érosion du tissu agricole est susceptible d’entraîner une « destruction sociale » de la Syrie rurale. Sans assistance, affirmait la FAO, 15 000 petits fermiers seraient contraints de quitter la province de Hasakah pour émigrer vers les villes de la Syrie du Sud, qui accueillaient déjà des milliers de réfugiés irakiens.

En 2010, près d’un million de personnes vivant de l’agriculture et leurs familles ont dû émigrer vers des cités déjà surpeuplées. Le régime d’Assad n’a pu les aider et, dès que le Printemps arabe se manifesta en Tunisie et en Egypte, les démocrates syriens se mobilisèrent et, aux dires de Friedman, trouvèrent facilement des recrues parmi tous ceux que la sécheresse avait frappés et qui peuplent maintenant les bidonvilles ceinturant Damas et Alep. On est donc loin de ce qu’écrivait Ghassen Salamé [8] en 1993 : « Dans la forme massive qu’il avait revêtue durant les années 60 et 70, l’exode rural appartient désormais au passé pour l’ensemble du monde arabe… »

Il va de soi que la répression barbare exercée par la police et les nombreux services de renseignement du régime syrien - experts en torture et dénués de toute morale ou sentiments humains -, l’injustice et le déni des droits les plus élémentaires des gens, joints à la corruption [9], à la misère et au chômage qui sévissaient à la périphérie rurale et semi-rurale des villes, ont aussi poussé à la révolte. D’autant que les fortunes et l’étalage obscène de richesses des proches du Président insultaient quotidiennement l’ensemble des Syriens [10].

L’eau à l’origine de la révolution

Il n’en demeure pas moins vrai cependant que la sécheresse a eu des répercussions dramatiques avant même le déclenchement de la révolte partie de Deraa en mars 2011, à la suite de la mort sous la torture d’enfants coupables d’avoir écrit sur les murs des slogans hostiles au régime et de l’arrogance de la police vis-à-vis de leurs parents. Le résultat a été une baisse spectaculaire de la production – plus sensible évidemment dans les zones non irriguées -, la perte de la moitié du cheptel et une réelle désertification des terres jusque-là agricoles et productives. Selon un rapport de l’ONU publié en 2010, la population affectée par la sécheresse à la fin des années 2000 a souffert d’une baisse de revenus atteignant plus de 90%. La malnutrition s’est répandue et de nombreux exploitants agricoles n’ont pas eu de récoltes pendant deux années consécutives. Des éleveurs ont perdu les trois quarts de leurs troupeaux. Le conflit n’a évidemment rien arrangé : les réseaux d’irrigation, construits par les Soviétiques dans les années 1970 ont gravement souffert, l’insécurité s’est généralisée, les prix des produits alimentaires ainsi que ceux des carburants ont explosé.

Pour bon nombre d’observateurs, la sécheresse des années 2000 a fortement contribué à la terrible explosion qui secoue encore aujourd’hui un pays dévasté, qui déplore près de 200 000 morts et que trois millions de ses habitants ont quitté d’après le Monde du 29 août 2014. L’étincelle, notent-ils, est partie des zones les plus affectées par la sécheresse, d’autant que la gestion de l’impact de celle-ci par le pouvoir a suscité mécontentement et colère. De plus, le pouvoir a utilisé l’eau comme arme contre la ville d’Alep. La station de pompage d’al Khafsa s’est arrêtée le 10 mai 2014 et la moitié de la ville est privée d’eau. De son côté, la rébellion s’est emparée du barrage de Techrine sur l’Euphrate depuis novembre 2012 [11].

Quoiqu’il en soit du devenir du conflit, la Syrie est un pays dévasté que le changement climatique crucifie par un manque d’eau chronique, annonciateur de difficultés alimentaires et énergétiques.

Pourtant, le pays est traversé par l’Euphrate sur 675 kilomètres. L’eau de ce fleuve est sous le contrôle de l’amont, en Turquie. De plus, son autre château d’eau - le Golan - est occupé par Israël depuis 1967.

Diplomatie et géostratégie sont appelées à faire de ce Moyen-Orient une région où l’eau est équitablement répartie. Dans l’intérêt de la paix du monde.

— 
Photo : Jose Javier Martin Espartosa CC (Hama, sur l’Oronte)

[1Mohammed El Faïz, Les maîtres de l’eau. Histoire de l’hydraulique arabe, Actes Sud, Arles, 2005.

[2Il a été construit à la fin du 1er siècle (règne d’Hadrien) sur un cours d’eau temporaire (Wadi al Barda). Haut de 21 m et long de 365 m en crête, ce fut le plus grand barrage de l’empire romain.(CR de l’Académie d’Agriculture de France, vol. 88, n° 1, 2002, p. 106).

[3Sami Moubayed, “A dam shame”, Al-Ahram Weekly, Le Caire, 15 juin 2002.

[4Rick Gladstone, “Syria : drought adds to woes, UN says”, The New York Times, 6 juin 2014.

[5Stéphane Foucart, « Syrie : la goutte d’eau », Le Monde, 2-3 mars 2014, p. 17.

[6Michelle Grayson, « Agriculture and drought », Nature, vol. 501, p. S1, 26 septembre 2013.

[7Thomas L. Friedman, « WikiLeaks, drought and Syria », The New York Times, 21 janvier 2014.

[8Ghassan Salamé, Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Fayard, Paris, 1993, p. 169.

[9Riad Sattouf, L’Arabe du futur. Une jeunesse au Moyen-Orient, Allary Editions, 2014, Paris.

[10Gilbert Achcar, Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad - Actes Sud, Arles, 2013

[11John Vidal, “Water supply key to outcome of conflicts in Iraq and Syria, experts warn”, The Guardian, 02 juillet 2014.

Recherche géographique

Recherche thématique