Dans les Abruzzes, une région montagneuse du sud de l’Italie, une coalition rassemblant différents groupes de citoyens est parvenue, non seulement à empêcher la privatisation de l’eau dans plusieurs provinces, mais aussi à engager des réformes essentielles pour améliorer l’approvisionnement public en eau à travers la participation des usagers. Durant plusieurs décennies, l’approvisionnement en eau de la région a été assuré de la manière la moins soutenable qui soit : les conduites n’étaient pas entretenues et les fuites étaient nombreuses. La coalition, appelée Alleanza per l’acqua, est née de l’opposition à plusieurs projets d’infrastructures à grande échelle qui menaçaient l’environnement et les ressources en eau de la région. Après les succès qu’elle a obtenus dans deux provinces des Abruzzes, son objectif politique est désormais de remanier la législation régionale sur l’eau afin d’exclure toute possibilité de privatisation et de faire reconnaître l’eau comme un bien commun et un droit humain nécessitant une gestion publique. La coalition estime que la participation citoyenne à la gestion de l’eau est la seule façon d’assurer la viabilité environnementale et sociale des services publics.
L’eau en Italie : surconsommation et taux de fuites en augmentation
En théorie, l’Italie dispose de réserves d’eau annuelles de 155 kilomètres cubes, soit 2700 mètres cubes par personne. Mais l’irrégularité du cycle de l’eau réduit en fait ces réserves à 2000 mètres cubes par personne, soit 5,5 mètres cubes par jour. Comparativement à d’autres pays, l’Italie est dans une situation relativement privilégiée en termes d’accès à l’eau [1]. Il devrait donc, en théorie, y avoir suffisamment d’eau pour tous les usagers dans l’ensemble du pays. Dans la pratique, toutefois, l’approvisionnement en eau reste un vrai sujet d’inquiétude pour de nombreux Italiens, à cause en particulier du très mauvais état des conduites. La situation est particulièrement critique dans le Sud de l’Italie, où l’approvisionnement en eau est souvent interrompu, et où un foyer sur trois n’est pas desservi de façon régulière.
Les fuites d’eau constituent désormais une caractéristique permanente du réseau italien. On estime à 39% en moyenne la déperdition d’eau liée au mauvais entretien des conduites. Ces fuites expliquent en grande partie pourquoi l’Italie affiche le taux de consommation d’eau par personne le plus élevé d’Europe, mais la consommation domestique réelle atteint elle aussi un niveau insoutenable. Les Italiens consomment en moyenne 213 litres d’eau du robinet par jour, dont 1% est bue, 39% sert à l’hygiène personnelle, 12% à alimenter les machines à laver et 20% les chasses d’eau [2]. La consommation d’eau en bouteilles est également très répandue, bien que l’eau du robinet soit plus propre, plus fiable et plus respectueuse de l’environnement [3] . Il est donc urgent non seulement d’améliorer les infrastructures, mais également de faire prendre conscience aux usagers de la nécessité d’économiser l’eau.
En 1989, le Parlement italien adopta une loi visant à améliorer les différents aspects de la gestion de l’eau : la Loi 138/89 sur les bassins hydrographiques. L’objet de cette loi était de réglementer les différents usages de l’eau (agriculture, industrie, utilisation domestique) et de renforcer la protection des rivières et autres sources d’eau. Cinq ans plus tard, le gouvernement fit passer une autre loi, dite « Loi Galli », avec l’objectif affiché d’« inverser la tendance » et de surmonter la crise de son réseau d’eau potable. La loi n’a réussi que partiellement à réformer la gestion de l’eau en Italie. Elle a surtout contribué à ouvrir la porte du secteur de l’eau aux compagnies privées.
Par suite, plusieurs régions d’Italie (certaines gouvernées par une majorité de droite, d’autres par une majorité de gauche) optèrent pour un mode de gestion privée de l’eau, désignée par l’euphémisme « partenariat public-privé ». Loin d’apporter les améliorations promises, ces privatisations ont entraîné des augmentations de tarifs et une détérioration du service. En Toscane, par exemple, les tarifs ont augmenté de 24% en moyenne, et, dans certaines municipalités, l’augmentation a atteint 120%. Dans le Latium, la qualité de l’eau s’est détériorée et d’importants aquifères ont été contaminés par la salmonelle et des entérovirus [4]. Les taux de fuite, déjà en hausse avant la privatisation, ont continué d’augmenter.
Les Abruzzes, une région d’Italie du Sud, constituent une exception à cette tendance. Suite à la mobilisation de la société civile, plusieurs provinces de la région ont refusé la privatisation et ont préféré opter pour une réforme visant à améliorer l’approvisionnement public en eau. Les groupes de la société civile des Abruzzes sont favorables à une gestion publique de l’eau qui soit à la fois participative, transparente et soutenable du point de vue environnemental et social. Leur vision a été façonnée par la lutte qu’ils mènent depuis des décennies contre des projets destructeurs de l’environnement, promus par le gouvernement italien sans consultation populaire.
Les Abruzzes : l’environnement en danger
Les Abruzzes sont une petite région du Sud de l’Italie qui compte plus d’un million d’habitants pour 10 798 kilomètres carrés (pour une population de 60 millions d’habitants et une superficie de 301 268 kilomètres carrés au niveau national). Recouverts aux deux tiers par la chaîne de montagnes des Apennins, les Abruzzes se situent entre la région du Latium (où se trouve la capitale, Rome) et la mer Adriatique à l’Est. Les montagnes des Abruzzes, « région verte » de la communauté européenne, abritent une biodiversité très riche, tout particulièrement dans la zone qui entoure le Gran Sasso, le sommet le plus élevé des Apennins. Cette zone, qui fait plus de 150 000 hectares, est devenue un parc national en 1991 et constitue le bassin hydrique le plus important d’Europe du Sud. Les eaux du Gran Sasso alimentent plusieurs rivières qui assurent l’approvisionnement de 800 000 habitants des Abruzzes.
En dépit de la biodiversité et de la beauté naturelle de la région, le gouvernement italien a lancé depuis la fin des années 1960 divers grands projets d’infrastructure très onéreux qui ont eu un effet dévastateur sur l’environnement. Les campagnes menées par la société civile ont permis de sauver quelques rivières, mais la majorité d’entre elles ont été affectées par travaux de déviation et de bétonnage dans les années 1970 et 1980. Pendant ce temps, l’argent affecté à l’entretien des aqueducs de la région était notoirement insuffisant. En conséquence, l’état des infrastructures d’alimentation en eau dans les Abruzzes se situe bien en deçà de la moyenne nationale, et les taux de fuite sur les conduites atteignent 57%.
Le Gran Sasso – défendre l’eau et l’environnement
En 1968, le gouvernement italien initia le percement de deux tunnels d’autoroute sous le Gran Sasso. Les travaux de construction affectèrent grandement l’aquifère montagneux, des ouvriers moururent et un village entier se trouva inondé. L’aquifère tomba de 1600 au-dessus du niveau de la mer à 1060 mètres, son niveau actuel [5], ce qui entraîna la diminution du débit des ruisseaux sur un périmètre de 50 kilomètres. Le fragile environnement de la région subit un nouveau assaut en 1980, lorsque le gouvernement entama la construction de trois immenses laboratoires sous la montagne. Ces laboratoires, destinés à des expérimentations scientifiques dans le domaine de la physique, font 100 mètres de long, 30 mètres de large et 30 mètres de haut. Au bout des sept années de travaux nécessaires à la construction des tunnels et des laboratoires, 2 120 000 mètres cubes de roche avaient été retirés.
En 1990, le Parlement italien approuva un projet d’agrandissement des laboratoires et des construction de tunnels supplémentaires, qui risquait de mettre en danger l’aquifère. Les habitants de la région lancèrent alors une campagne de protestation. Les laboratoires se servaient de produits chimiques hautement toxiques qu’ils rejetaient ensuite dans les rivières. Deux de ces rivières furent sérieusement contaminées, ce qui souleva également un concert de critiques [6]. La coalition prit de l’ampleur, s’agrégeant progressivement diverses associations de protection de l’environnement, syndicats, universitaires, partis de gauche et de nombreux élus locaux. La mobilisation culmina en 2002, avec une manifestation de 20 000 personnes contre le projet. Une pétition lancée par l’organisation de protection de l’environnement WWF et le Forum Social des Abruzzes obtint plus de 30 000 signatures. Face à la pression croissante, l’agrandissement des laboratoires et la construction du tunnel furent interrompus [7]. Une partie des expériences impliquant l’usage de produits chimiques toxiques prit fin en 2003, et l’un des laboratoires dut fermer suite à un procès intenté par le WWF. Le mouvement des citoyens avait ainsi remporté une victoire impressionnante, mais partielle : les expérimentations chimiques des laboratoires restants demeurent à ce jour une menace pour l’aquifère.
Cette lutte victorieuse ne visait pas uniquement la protection de l’environnement naturel de la région. La défense des ressources en eau potable en constituait également un enjeu essentiel. De plus, l’attitude autoritaire du gouvernement italien, son manque de respect et l’absence de consultation des habitants de la région ont provoqué la colère des associations de citoyens, et renforcé leur conviction qu’aucun véritable changement n’aurait lieu sans un processus de démocratisation et une participation réelle des citoyens aux prises de décisions.
La bataille autour du projet d’aqueduc reliant les Abruzzes aux Pouilles
Au moment même où la défense du Gran Sasso suscitait une mobilisation massive, surgit une autre menace sérieuse pour les ressources en eau de la région. En 2002, le gouvernement italien commença à travailler sur un projet de transfert d’eau de la région des Abruzzes à celle des Pouilles. Le projet prévoyait le transfert de 270 millions de mètres cubes d’eau en provenance de trois rivières des Abruzzes (Pescara, Sangro et Vomano) jusqu’aux Pouilles par le biais d’aqueducs et de canalisations sous-marines. Le projet, le plus ambitieux programme de transfert d’eau en Europe après le très controversé projet de l’Èbre, en Espagne (annulé au printemps 2004), devait avoir des conséquences écologiques désastreuses, parmi lesquelles la « mort biologique » des trois fleuves (dont le débit aurait été diminué de moitié), la baisse des aquifères environnants et des effets négatifs sur l’équilibre biologique des zones côtières. Les travaux devaient être menés par le groupe anglo-américain Black and Veatch, un consortium géant impliqué dans la fourniture d’eau dans de nombreux pays dans le monde entier, ainsi que dans le négoce de la « reconstruction » en Irak.
Le projet fut lourdement critiqué par différents groupes de la société civile et par des municipalités, y compris pour des raisons économiques. En effet, en raison du taux de perte des conduites des Pouilles, évalué à près de 50%, près de la moitié de l’eau transportée depuis les Abruzzes aurait été perdue. De plus, les aqueducs des Abruzzes ayant eux-mêmes le taux de perte le plus élevé d’Italie (57%), la solution la plus logique pour répondre aux besoins des Pouilles semblait d’investir afin d’améliorer les performances du réseau existant. Suite à la mobilisation citoyenne, la région refusa d’approuver le projet et, en 2003, le projet de transfert d’eau fut complètement abandonné [8]. En juillet 2005, le grand militant de l’eau Riccardo Petrella devint le nouveau président de la compagnie des eaux des Pouilles, ce qui laisse augurer d’une réorientation radicale des politiques de l’eau vers une logique de durabilité.
Le combat contre la privatisation et pour un service public participatif
La Loi Galli de 1994 a entraîné une importante réorganisation du secteur de l’eau en Italie [9]. Parmi les principaux changements :
– La création des « Systèmes intégrés de l’eau » censés gérer tous les aspects de l’exploitation de l’eau, notamment le captage, la purification, la distribution, l’évacuation et le traitement des eaux usées.
– Chaque région a constitué plusieurs ATOs (« Ambito Territoriale Ottimale », délimitations territoriales optimales) pour définir les modalités de gestion de ces « Systèmes intégrés de l’eau ». Ces ATOs regroupent en général plusieurs municipalités. Dans les Abruzzes, par exemple, six ATOs ont été mises en place.
La Loi Galli a permis de résoudre le problème de fragmentation qui caractérisait le réseau national d’approvisionnement en eau (on comptait en 1994 près de 8 000 entités différentes en charge de la fourniture d’eau) et de clarifier et améliorer le cadre légal. Mais elle a également permis d’ouvrir le secteur de l’eau à des sociétés privées.
En 2002, le gouvernement de droite fit adopter un amendement à la Loi Galli dans l’intention de privatiser le secteur de l’eau. Grâce à la mobilisation des mouvements sociaux et de centaines de municipalités, la législation proposée fut modifiée en 2003 pour garantir que le service public restait une option possible de gestion des « Systèmes intégrés de l’eau ». Les ATOs ont à présent le choix entre trois principales options de gouvernance :
– Une concession du service, qui doit être contractualisée suite à appel d’offres impliquant les entreprises publiques de différentes régions d’Italie.
– Une société mixte (publique et privée), avec sélection du partenaire privé sur appel d’offres.
– Une société publique ad hoc (dépendante des administrations régionales).
Dans les Abruzzes, l’Alleanza per l’acqua (coalition regroupant des groupes de défense de l’environnement, des organisations de la société civile, des syndicats et des forums sociaux) s’est mobilisée en faveur de la troisième option, garante du maintien d’un service public de l’eau. L’objectif de l’Alleanza per l’acqua est de parvenir à modifier les statuts des ATOs des Abruzzes et d’exclure toute possibilité de privatisation en faisant du service public d’alimentation en eau la seule option possible [10]. L’Alleanza souligne que l’approvisionnement en eau actuel, dont la fiabilité et l’efficacité laissent à désirer, est loin de d’être satisfaisant, et peut difficilement être qualifié de « public », en raison du manque de réactivité et de fiabilité de ses gestionnaires. Son fonctionnement est soumis à un clientélisme opaque toléré par la plupart des partis politiques locaux. La privatisation, pourtant, ne constitue pas une réelle alternative car elle entraînerait sans aucun doute une hausse des tarifs sans offrir pour autant une meilleure qualité de service. Les groupes de défense de l’environnement soulignent également le fait que la gestion privée de l’eau ne favorisera pas l’option de politiques plus soutenables, car il n’est pas dans l’intérêt des compagnies privées de réduire la consommation.
Ces militants soutiennent qu’un modèle de gestion publique participatif et transparent peut, en revanche, garantir l’eau pour tous de manière socialement et écologiquement durable. Ce ne sont pas de simples slogans. Concrètement, les militants proposent que des membres de la société civile (écologistes, syndicats, etc.) soient représentés au sein des comités de décision des ATOs (avec voix consultative mais non délibérative). Afin d’éviter toute cooptation, ces représentants de la société civile ne devront pas percevoir de salaire pour ces activités. Ils proposent également d’inviter les citoyens à prendre part aux processus budgétaires. Ces premières mesures doivent permettre d’avancer vers la démocratisation et le contrôle citoyen de la gestion de l’eau.
Parmi les autres revendications importantes de la société civile, on note la mise à disposition gratuite de 50 litres d’eau, mesure sociale pour les plus démunis, ainsi que l’allocation de 0,7% du budget régional de l’eau à des projets de coopération internationale. Il est également proposé que les principes du « Manifeste de l’eau » servent de ligne directrice à la gestion de tout le système d’alimentation en eau et soient donc être intégrés dans les statuts mêmes des ATOs [11].
La campagne de la société civile pour une amélioration du service public de l’eau a déjà remporté plusieurs victoires importantes. Suite à la mobilisation, les ATOs des provinces de Pescara et de Chieti ont décidé de rejeter la privatisation. Elles ont opté pour une gestion publique de l’eau, impliquant notamment une participation citoyenne accrue et la mise en place de tarifs sociaux. La prochaine étape sera de convaincre les cinq autres ATOs de la région de suivre cet exemple. En faisant le choix d’une gestion publique de l’eau plus performante et plus soutenable, les Abruzzes montrent la voie aux autres régions italiennes.
Cet article a été publié pour la première fois en novembre 2005 dans l’édition espagnole de ‘Reclaiming Public Water’.