Les barrages du Rio Madeira : une certaine conception du développement de l’Amazonie

, par  Olivier Petitjean

Le complexe hydroélectrique du Rio Madeira est un projet initié par le gouvernement brésilien pour assurer une partie des besoins énergétiques du pays. Il s’inscrit également dans le cadre des vastes projets régionaux visant à faciliter le transport des produits agricoles ou miniers issus de l’Amazonie.

Voir la note de mise à jour (juillet 2015) en bas d’article.

Le Rio Madeira est le principal affluent de l’Amazone. Formé par la confluence de trois rivières descendant des Andes, il s’étend sur 1 700 kilomètres et son bassin versant couvre près d’un quart de la région amazonienne : 1,5 millions de kilomètres carrés répartis entre Brésil, Pérou et Bolivie. Le Rio Madeira est responsable de 15 % du débit et de 50 % des sédiments transportés par l’Amazone jusqu’à l’océan Atlantique. L’apport nutritionnel des sédiments charriés par le Rio Madeira est donc critique dans le maintien des systèmes biologiques des vastes plaines inondables situées le long de ce fleuve et de l’Amazone lui-même. Le bassin du Rio Madeira abriterait à lui seul 750 espèces de poissons, 800 espèces d’oiseaux, et une multitude d’espèces dont la plupart sont soient menacées, soit encore inconnues.

Ces données donnent la mesure des enjeux liés à l’annonce il y a quelques années par le gouvernement brésilien de la construction sur le Rio Madeira d’un vaste complexe hydroélectrique constitué de plusieurs barrages. Dans le cadre du « Programme d’accélération de la croissance » lancé par le président Lula en 2007, les travaux ont commencé sur deux premières centrales situées sur le fleuve : celle de Jirau, d’une capacité de 3 300 mégawatts, par un consortium emmené par GDF-Suez ; et celle de Santo Antonio, située à proximité de la ville brésilienne de Porto Velho, d’une capacité de 3 150 mégawatts, par un consortium dirigé par le géant brésilien de la construction Odelbrecht (17 milliards de dollars US en 2007, soit plus que les PIB du Paraguay et de la Bolivie réunis). L’électricité produite sera ensuite acheminée sur plus de 2 000 kilomètres vers les agglomérations du Sud-est brésilien. Deux autres centrales sont envisagées, l’une proche de la frontière du Brésil et de la Bolivie et l’autre en Bolivie sur le fleuve Beni (qui se réunit à la frontière avec le Mamoré pour former le Rio Madeira). Leur réalisation fait encore l’objet de discussions entre les autorités des deux pays, et se heurte à la résistance des populations locales.

Les promoteurs de ces projets mettent en avant leur caractère écologiquement positif : ils permettraient de combler les besoins croissants du Brésil en électricité, assurant ainsi son indépendance énergétique sans augmenter pour autant les émissions de gaz à effet de serre. Plus encore, ces barrages actuellement en chantier mettraient à profit les technologies et procédés les plus avancés pour minimiser les modifications du débit du fleuve et la taille des retenues d’eau créées. Ces ouvrages à la pointe du progrès ne seraient que les premiers exemplaires d’une nouvelle génération de barrages, destinée à se répandre dans la région amazonienne, où le potentiel hydroélectrique demeure important et où les communautés locales sont politiquement et numériquement faibles. Déjà les regards se tournent vers le projet de barrage de Belo Monte, sur le fleuve Xingu, qui représenterait une capacité de 11 100 mégawatts.

La dimension régionale

photo International Rivers, licence CC

Les défenseurs de ces barrages font aussi valoir que l’autorité environnementale brésilienne, l’IBAMA, a validé dès 2006 l’Étude d’impact environnemental relative au complexe hydroélectrique. Seulement, cette Étude d’impact était structurellement limitée dans sa portée : elle s’est restreinte à l’impact local du projet sans tenir compte de ses conséquences régionales et au-delà. En particulier, l’Étude n’a pas tenu compte des conséquences des barrages, à court et à long terme, sur les petites rivières en amont situées sur le territoire bolivien. Selon de nombreux scientifiques des deux pays, les risques de submersion temporaire ou permanente de ces zones en amont sont très élevés, en raison notamment d’une topographie très plate, et augmenteront au fil du temps avec l’accumulation des sédiments. Or, contrairement à la situation qui prévaut du côté brésilien, où la forêt a largement laissé place à de grandes zones d’élevage, du côté bolivien la forêt est restée intacte, et, qui plus est, les populations locales dépendent entièrement de son écosystème pour leur survie. Cela vaut aussi bien pour les indigènes, qui craignent de voir disparaître les espèces animales dont ils dépendent, que pour les populations qui vivent des ressources forestières, et avant tout de la récolte des noix du Brésil, dont la Bolivie est le premier exportateur mondial et qui suppose la préservation de la forêt primaire. La submersion permanente des plaines inondables actuelles entraînera également la destruction de modes de production agricoles traditionnels, ainsi probablement que des problèmes de qualité de l’eau.

photo International Rivers, licence CC

Les autorités brésiliennes n’ont pas réellement pris en compte cette différence de situation et de problématique des deux côtés de la frontière, ce qui explique en partie les difficultés des négociations pour la réalisation des deux centrales supplémentaires. Pourtant, le projet a théoriquement une dimension régionale qui va bien au-delà de l’impact des ouvrages sur les zones en amont. Outre l’aspect hydroélectrique, le complexe du Rio Madeira est en effet également pensé comme une « hidrovia », une voie d’eau permettant le transport des matières premières et des marchandises agricoles et industrielles sur plusieurs milliers de kilomètres, depuis l’Amazonie vers les ports du Pacifique et de l’Atlantique. À ce titre, il constitue, conjointement avec divers projets de liaisons routières entre villes amazoniennes, l’un des points d’orgue de l’IIRSA (Initiative pour une Intégration Régionale de l’Amérique du Sud) lancée en 2000 par 12 pays du continent. Cette Initiative vise à développer les ressources énergétiques et les réseaux de transports et de communications au niveau de l’Amérique du Sud. L’un de ses objectifs fondamentaux est d’ouvrir l’Amazonie, conçue comme une vaste zone d’agriculture intensive (soja et élevage), de grands projets hydroélectriques et d’extractions de minerais, au commerce international, c’est-à-dire en pratique de la relier plus directement aux clients chinois, nord-américains et européens.

Comme on a pu le vérifier lors du Forum social mondial de Belém de 2009, la mise en œuvre de ces projets et d’autres du même type a provoqué en retour la constitution d’alliances politiques inédites, à la fois entre populations des différents pays concernés, ainsi qu’entre groupes sociaux dont les intérêts étaient toujours apparus comme contradictoires : indigènes, paysans, riverains, etc.

MISE À JOUR (JUILLET 2015)
Les chantiers du barrage de Jirau et de Santo Antonio sont en cours d’achèvement, leur capacité ayant été augmenté entre-temps sans modification de l’étude d’impact initiale, déjà largement considérée comme tronquée. Les impacts sociaux et environnementaux de ces deux barrages continuent à susciter critiques et controverses. Le chantier a été le théâtre en 2011 et 2012 de deux émeutes ouvrières de grande ampleur, et des cas de travail forcé y ont été identifiés. Début 2014, des inondations historiques ont frappé la région, et beaucoup de voix se sont élevées pour accuser les barrages d’avoir aggravé, sinon créé, le désastre. Un juge a d’ailleurs condamné les deux consortiums emmenés par GDF Suez et Odebrecht à refaire toutes leurs études d’impact et à indemniser les victimes des inondations. Rien de ceci n’a empêché GDF Suez, en particulier, de présenter le barrage de Jirau comme un modèle de développement soutenable. Sur toutes ces questions, lire les enquêtes de l’Observatoire des multinationales, ici et .

SOURCES
 « Le Brésil mise sur le potentiel hydroélectrique amazonien », Le Monde, 16 janvier 2009.
 « La Bolivie d’Evo Morales ferme les yeux sur les barrages de Lula », Bernard Perrin, Le Courrier, 31 octobre 2009. Lhttp://www.lecourrier.ch/index.php...
 www.riomadeiravivo.org
 Page d’International Rivers consacrée aux projets sur le Rio Madeira. http://www.internationalrivers.org/...

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