Les conflits sur l’eau au sein d’États fédéraux

, par  Olivier Petitjean

Les conflits sur l’eau ne se limitent pas, loin de là, aux conflits internationaux. Nombreux sont les conflits internes aux pays, entre régions ou groupes sociaux. Les conflits sur l’eau observés au sein d’États fédéraux comme l’Inde, mais aussi les États-Unis ou l’Australie, ne débouchent certes pas sur des affrontements violents, mais ils sont parfois sources de tensions politiques durables non sans conséquences sur le paysage politique de ces pays.

Contrairement à une impression largement répandue par les médias et les politiques qui ne cessent de brandir la menace des « guerres de l’eau », les conflits liés à l’eau ne sont pas limités aux relations interétatiques. De nombreux conflits ont lieu au sein d’un même États ou entre groupes sociaux ou ethniques à cheval sur plusieurs États (par exemples les conflits entre pasteurs et agriculteurs en Afrique de l’Est, voir le texte Le changement climatique entraînera-t-il des « guerres de l’eau » ? L’exemple du Darfour ). Il peut s’agir de conflits violents, même si dans la plupart des cas ce n’est pas avec la même intensité que lors d’un affrontement entre deux armées régulières.

Dans la catégorie des conflits qui ne débouchent pas sur des affrontements armés, un exemple particulièrement saisissant – dans la mesure où de tels événements suggèrent qu’une question comme celle de l’eau peut venir miner ou bloquer le fonctionnement d’édifices politiques apparemment solides – est celui des conflits qui opposent différents États d’une même fédération.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les conflits entre États fédérés ont une origine similaire à celle des conflits transfrontaliers. En Inde, la construction de barrages a ainsi entraîné des conflits entre les États du Gujarat et du Madhya Pradesh (autour du célèbre projet de barrage sur le fleuve Narmada), ou encore entre l’Andra Pradesh et le Karnataka (barrage d’Alamati). Ces deux conflits, qui se sont cristallisés autour de la hauteur finale du barrage – les États d’aval souhaitant que cette hauteur soit révisée à la baisse pour éviter au maximum les déplacements de population, les États d’amont réaffirmant leur souveraineté sur les eaux en question et la priorité à accorder à leurs propres besoins – ont été portés devant la Cour suprême indienne. Cette dernière a également été saisie d’une plainte (qu’elle a finalement rejetée) des États de l’Hariana et de l’Uttar Pradesh contre la ville de Delhi, qu’ils accusaient de s’approprier une part trop importante de l’eau du Gange. Dans le cadre de sa politique nationale de l’eau, le gouvernement fédéral indien a décrété que les pauvres devaient avoir la priorité dans le développement des bassins versants, mais les États les mieux dotés rechignent à se séparer de leurs ressources. Le Karnataka n’a fini par céder l’eau du fleuve Caudery au bénéfice du Tamil Nadu qu’après une série d’incidents violents qui firent 125 morts en 1991 et, là encore, une décision de la Cour suprême en 2002.

Aux États-Unis, même une région comme le Sud-est (qui n’est pas, contrairement au Sud-ouest, privée de pluies) a connu des conflits autour du partage de l’eau, allant jusqu’à la remise en cause des frontières établies entre les États de l’Union. Au centre du problème, la croissance de la ville d’Atlanta et de ses besoins en eau. Pour assurer son approvisionnement, les autorités de l’État de Géorgie et celles de la ville ont ranimé un différend vieux de deux siècles portant sur la frontière avec l’État du Tennessee. Celle-ci aurait été, suite à une erreur des ingénieurs de la fin du XVIIIe siècle, portée 1 mile trop au Sud dans les cartes officielles par rapport à ce qui avait été convenu initialement, privant la Géorgie de son accès à l’eau du fleuve Tennessee. Les Géorgiens n’ont cessé de réclamer la correction de cette erreur, mais avec d’autant plus de vigueur depuis que se pose le problème de l’approvisionnement d’Atlanta. Les autorités, faisant comme si leur réclamation avait déjà été acceptée, ont d’ailleurs déjà annoncé un nouveau projet de canalisation visant à amener une partie de l’eau du fleuve vers l’agglomération. En attendant, Atlanta dépend pour une grande partie de ses besoins de prélèvements opérés sur le fleuve Chattahoochee – un fleuve dont le débit est relativement faible pour une ville de cette importance, avec pour conséquence une augmentation constante des pompages et une quantité d’eau disponible toujours décroissance pour les États situés en aval, Alabama et Floride. La renégociation pour les prochaines 50 années du traité de partage des eaux entre ces trois États, amorcée en 1998, n’a pas manqué d’achopper sur cette question. Déjà, dans les années 20, un blocage similaire avait obligé les autorités fédérales américaines à imposer unilatéralement un partage des eaux du fleuve Colorado, sur lequel les États concernés ne parvenaient pas à s’accorder. Ce qui n’a pas empêché un État comme la Californie de trouver les moyens de s’en approprier une part plus importante que prévue (voir le texte L’eau du fleuve Colorado, une ressource menacée et mal partagée). Pour approvisionner Atlanta, les autorités géorgiennes avaient par la suite opéré des prélèvements massifs dans les eaux du lac Lanier (le réservoir du barrage hydroélectrique de Buford, situé sur son territoire), mais durant l’été 2009 un juge fédéral, encore une fois saisi par les États voisins, a déclaré ces prélèvements illégaux dans la mesure où le lac n’avait pas été créé dans un but d’approvisionnement.

Par rapport aux conflits transfrontaliers, les conflits entre États d’une fédération ont pour eux – outre le fait que ce sont les autorités fédérales qui contrôlent l’armée, heureusement – de disposer d’une instance supérieure vers laquelle ils peuvent se tourner en dernier recours : autorités fédérales ou Cour suprême, comme en Inde ou aux États-Unis. Parfois, ces conflits peuvent même conduire à une redistribution des cartes politique au sein de la fédération et à une certaine perte de pouvoir des États au profit des autorités fédérales. C’est ce qui s’est passé en Australie dans le contexte de la sécheresse qui sévit dans le Sud-est du pays depuis bientôt dix ans (voir le texte La sécheresse permanente en Australie ?). Après des années de conflit larvé entre États (souvent gouvernés par des travaillistes) et gouvernement central (dirigé par les conservateurs jusque fin 2007), la plupart des États ont fini par céder à l’instance fédérale le contrôle du système fluvial et du partage de l’eau disponible – une concession sans précédent depuis la création de ce pays au XIXe siècle. La nécessité, dans tous ces cas, du recours à une instance supérieure pour régler les conflits sur le partage de l’eau augure plutôt mal des possibilités de résolution pacifique et satisfaisante de futurs conflits transfrontaliers. Faut-il imaginer une future Cour suprême internationale de l’eau ?

SOURCES
 « Georgia Claims a Sliver of the Tennessee River », New York Times, 22 février 2008. http://www.nytimes.com/2008/02/22/u...\
 « Atlanta’s Growing Thirst Creates Water War », New York Times, 27 mai 2002. http://www.nytimes.com/2002/05/27/u...

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