Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs

, par  Olivier Petitjean

Les « marchés de l’eau » mis en place au Chili et dans d’autres pays reposent sur l’illusion que des droits sur l’eau négociés sur un marché ouvert ne manqueront pas d’être alloués à l’utilisation économiquement la plus efficiente de cette eau. Dans la pratique, des marchés de ce type ne font que renforcer les acteurs les plus puissants, et la supervision des autorités publiques demeure de toute façon nécessaire pour éviter les situations aberrantes, les conflits ou les désastres écologiques.

Les adeptes des « solutions basées sur le marché » présentent souvent les « marchés de l’eau » comme la réponse la plus adéquate aux problèmes de rareté de la ressource et de meilleure allocation de celle-ci dans un contexte de faible disponibilité. La théorie voudrait qu’en traitant les droits d’utilisation de l’eau comme des cas de propriété privée, c’est-à-dire en les rendant totalement négociables dans le cadre d’un marché ouvert à tous, ces droits finissent toujours par aller au plus offrant, c’est-à-dire par définition (selon cette théorie) à l’usage de cette eau le plus efficient en termes de génération de revenu. Le marché permettrait ainsi, automatiquement, une utilisation optimale (au sens économique) des ressources en eau disponibles. Les diverses formes de marchés de l’eau mises en place en Australie, dans les États de l’Ouest des États-Unis et, tout particulièrement, au Chili figurent parmi les cas cités en exemple par les défenseurs de ce modèle. En pratique toutefois, il s’avère que ces systèmes favorisent les acteurs économiques et politiques les plus puissants et sont incapables d’assurer la protection de l’environnement – sauf dans une certaine mesure lorsque, précisément, les pouvoirs publics gardent un pouvoir de supervision substantiel sur ces marchés.

Le Chili peut-il faire figure de modèle ?

Le marché de l’eau chilien a été mis en place sous la dictature, à travers la loi nationale de l’eau de 1981, qui a instauré des droits d’utilisation de l’eau entièrement négociables. Ces droits d’utilisation étaient strictement fondés sur la propriété foncière – le régime de Pinochet étant entre-temps revenu sur les efforts de réforme agraire qui avaient prévalu avant le coup d’état. L’État gardait la propriété de l’eau en dernière instance, mais se trouvait cantonné à un rôle de distributeur des droits d’usage. L’eau pouvait dès lors être négociée comme une marchandise sur des marchés privés par les propriétaires de terres dotés de ressources en eau, sans qu’il y ait besoin d’autorisation officielle et sans garde-fou comme la règle (appliquée par exemple aux États-Unis) de l’usage bénéficiaire, c’est-à-dire l’obligation d’utiliser l’eau, et non seulement de l’acheter à des fins de spéculation ou de monopole. La question de l’allocation de l’eau apparaît comme particulièrement cruciale pour un pays comme le Chili, dont les ressources principales sont l’agriculture maraîchère et fruitière (et le vin), et l’industrie minière (cuivre), deux secteurs fortement consommateurs d’eau et, dans le cas des mines de cuivre, localisé dans l’une des zones les plus sèches de la planète, le désert d’Atacama. Selon les promoteurs de ce système, le marché de l’eau mis en place de facto en 1981 a permis de donner davantage de valeur à l’eau et prendre en compte la rareté de cette ressource dans la manière dont celle-ci était utilisée. En conséquence, les ressources en eau se seraient dirigées vers les secteurs les plus efficaces ; les efforts d’amélioration de l’efficience des systèmes de production, de conservation de l’eau et de gains d’efficacité s’en seraient trouvés dynamisé, hissant le pays aux premiers rangs des utilisateurs efficaces de l’eau. Selon le PNUD, entre 1975 et 1992, l’efficacité de l’irrigation aurait ainsi augmenté d’environ 25 %, et depuis 1980 la quantité d’eau utilisée dans le secteur de la pâte à papier aurait diminué de 70 %.

Paradoxalement, toutefois, l’instauration de marchés sur l’eau semble avoir facilité l’expansion d’un modèle économique où les droits sur l’eau sont concentrés entre les mains de grands acteurs économiques, actifs dans des secteurs caractérisés par une forte consommation d’eau (horticulture, mines, papier – mais aussi autorités urbaines), qui s’efforcent ensuite d’utiliser efficacement la ressource qu’ils se sont appropriée... Comme les droits sur l’eau étaient liés aux droits sur la terre, leur répartition initiale reflétait d’ores et déjà un système agraire profondément inégalitaire, ce qui n’a fait qu’encourager les comportements de spéculation et de concentration des ressources. En conséquence, toujours selon le PNUD, la proportion de droits sur l’eau revenant au tiers des agriculteurs les plus pauvres a chuté de 40 % depuis la mise en place du système. Pour donner l’un des exemples les plus extrêmes, Endesa, compagnie électrique espagnole, a récemment acheté 80 % des droits sur l’eau dans une région du Sud du pays pour ses projets hydroélectriques.

Par ailleurs, dans de nombreux cas, la mise en place de marchés de l’eau, supposés plus adaptés à la gestion d’une ressource rare, n’a pas empêché la surexploitation de la ressource et/ou sa pollution par les activités agricoles et minières, faute de prise en compte des dommages environnementaux dans le « prix » fixé pour l’eau et tout simplement de contrôle par les pouvoirs publics du niveau des extractions. Le cas du village de Quillaga, qui a fait récemment la une de la presse internationale, illustre bien les failles du système. Ce village, situé dans le désert d’Atacama, disposait jadis d’une rivière alimentant une petite oasis. L’eau a été depuis accaparée par deux compagnies minières, Codelco et Soquimich, de sorte que la rivière est asséchée la plupart de l’année, et, lorsqu’elle coule encore, trop polluée pour être utilisable. De sorte que les villageois sont à présent approvisionnés par des camions citernes financés en partie par les deux compagnies en question.

Le gouvernement chilien annonce depuis plusieurs années une révision de la loi de 1981, dont l’objectif serait de remédier aux problèmes évoqués ci-dessus.

Les marchés de l’eau en Australie et aux États-Unis

Selon certains observateurs, la cause des défauts du système chilien serait qu’il irait trop loin dans la liberté de négocier les droits sur l’eau, et manquerait du cadre réglementaire et institutionnel nécessaire pour éviter les dérives, notamment en termes de protection de l’environnement et des acteurs les plus faibles. Les marchés de l’eau mis en place en Australie et aux États-Unis sont-ils donc vraiment plus efficaces ? Ces deux États fédéraux se caractérisent effectivement, contrairement au Chili, par une grande diversité et une grande complexité des mécanismes institutionnels mis en place. En Californie, certains transferts d’eau ont été effectués par une « Banque d’eau en cas de sécheresse », sous la tutelle de l’État, qui organise des achats d’eau aux groupes d’agriculteurs en vue de transférer la ressource à d’autres usagers. Certaines municipalités comme celle de San Diego passent des contrats temporaires de « location d’eau » avec les syndicats d’irrigants en cas de besoin. Le choix de cette formule de location s’explique par le fait qu’en pratique, les agriculteurs préfèrent ne pas se défaire de leurs droits à la légère, et que de toute façon il est légalement très difficile de transférer intégralement ses droits sur l’eau. On notera que les transferts d’eau impliquent des coûts relativement élevés en raison de l’énergie nécessaire pour acheminer l’eau ; cela constitue là aussi un facteur qui limite la généralisation de ces transferts. Le Colorado a recours pour sa part à des « tribunaux de l’eau ». En Utah, au Nouveau-Mexique et en Arizona, le service d’ingénierie de l’État est chargé d’analyser les opérations de transfert et leurs conséquences, et d’organiser des auditions publiques, avant de les valider.

Cette complexité est le reflet de la nature de l’élément « eau », qu’il est très difficile de traiter comme un bien de consommation isolable, fongible et déplaçable à volonté. La nécessité de prendre en compte tous les aspects de l’allocation de l’eau et ses effets sur les différents usagers et sur l’environnement rend nécessaire l’arbitrage des pouvoirs publics. D’où l’importance d’une information publique détaillée. Autrement dit, vu la nature des enjeux liés à la distribution de l’eau, l’idée d’un marché « pur », qui n’accueillerait que des acteurs individuels poursuivant leur propre intérêt, n’a aucun sens. Mais même lorsque de tels dispositifs institutionnels existent, il y a lieu de s’interroger sur l’efficacité de mécanismes aussi lourds et formels pour préserver une équité réelle et prendre en compte tous les impacts potentiels des transferts, surtout dès lors que la recherche de la meilleure allocation est d’emblée limitée par le poids des droits historiques acquis. La possibilité pour des pays pauvres, qui ne bénéficient pas des moyens financiers et politiques nécessaires, de mettre en place un suivi administratif de cette ampleur est également plus que douteuse.

Les systèmes mis en place en Australie diffèrent également selon les États. Dans celui de Victoria, par exemple, les droits à l’eau sont définis en part d’un volume de réservoir (et non en volume net fixe), et les gestionnaires de ces réservoirs fonctionnent comme des banques, débitant ou créditant le « compte » des utilisateurs en fonction de leur usage.

Enfin, les expériences australienne et états-unienne tendent à confirmer que le fait de considérer l’eau et les droits d’utilisation de cette eau comme des marchandises, quel que soit le cadre institutionnel mis en place, n’est finalement jamais innocent. La logique du marché finit toujours par prévaloir et déboucher sur des effets pervers. Aux États-Unis, les « utilisateurs historiques », notamment les grands syndicats d’irrigants, plutôt que de céder leurs droits à l’eau, préfèrent les utiliser le cas échéant comme un moyen de spéculation ou de génération de revenu. En 1999, avant sa chute spectaculaire, l’entreprise Enron a elle aussi cherché à réaliser, par l’intermédiaire de sa filiale Azurix, des opérations spéculatives similaires à celles qu’elle avait réalisées dans le secteur de l’énergie : achats en gros, locations à long terme, passations de contrats de monopole avec les agences publiques californiennes, hausse des prix. En Australie, on observe que certains agriculteurs décident chaque année, sur la base du cours mondial des matières premières, s’ils préfèrent utiliser leur eau pour cultiver eux-mêmes, ou bien la vendre à d’autres agriculteurs qui cultivent un autre produit, ou encore à l’industrie minière, optant chaque fois pour la solution la plus rémunératrice.

SOURCES
 Rapport PNUD 2006 sur le développement humain et l’eau. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
 Alexei Barrionuevo, « Chilean Town Withers in Free Market for Water », New York Times, 14 mars 2009. http://www.nytimes.com/2009/03/15/w...

Recherche géographique

Recherche thématique