Les mésaventures des multinationales de l’eau dans les villes du monde

, par  Olivier Petitjean

Dans les années 90, sous le patronage des institutions financières internationales et de certains gouvernements du Nord, les grands groupes multinationaux du secteur ont réussi à s’assurer le contrôle du service de l’eau dans de nombreuses villes du monde, notamment dans les pays du Sud. Ces concessions ont toutefois donné lieu à une incroyable série de scandales, de hausses de tarifs, de protestations populaires et de poursuites juridiques, de sorte que cette vague de privatisation a fini par refluer au début des années 2000.

La gestion du service de l’eau par des organismes publics a été historiquement, et demeure à ce jour, la règle, et la gestion par des acteurs privés l’exception. La situation a commencé à évoluer dans les années 80 avec la privatisation des services de l’eau au Chili et au Royaume-Uni. Puis les années 90 ont été marquées par une grande offensive mondiale en faveur de la privatisation des services de l’eau et de l’assainissement au profit des grands groupes multinationaux. Cette offensive a été orchestrée notamment par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international), mais elle a aussi été ardemment soutenue par les gouvernements des pays d’origine des grandes multinationales de l’eau (en premier lieu la France) ainsi que par l’Union européenne.

Le grand mouvement en faveur de la privatisation de l’eau a remporté de nombreux succès, notamment dans les pays du Sud mais pas uniquement, tout au long des années 90. Cela s’explique tout d’abord parce que les institutions financières internationales, les agences de coopération et les banques de développement l’ont imposée comme condition d’accès à leurs financements, ensuite parce que les élites locales ont soutenu un mouvement qui leur permettait de se dégager d’une partie de leurs responsabilités (d’autant plus que c’est très souvent en contrepartie d’avantages plus ou moins licites), et enfin parce que les multinationales ont su tirer parti de l’incapacité des systèmes existants à servir toute la population, en se posant en défenseur des pauvres. L’évolution urbaine des grandes villes du Sud semblait ainsi rendre obsolètes les structures institutionnelles et financières classiques de la gestion de l’eau, ce qui a permis aux promoteurs de la privatisation de présenter les « partenariats publics-privés » comme la solution moderne à tous les problèmes. On prétendait que seul le secteur privé pouvait parvenir à mobiliser les fonds nécessaires pour étendre les réseaux grâce à la possibilité de se financer sur le marché, apporter la technologie et l’innovation nécessaires, remplacer la culture bureaucratique par une culture entrepreneuriale. Dès lors, les services de l’eau de nombreuses villes sont passés entre les mains du secteur privé, en l’occurrence d’un petit nombre de multinationales : Suez (ex-Lyonnaise des Eaux), Veolia (ex-Vivendi environnement, ex-Générale des Eaux), Thames Water/RWE, Bechtel, mais aussi Enron avant sa chute.

Le terme de « privatisation » peut recouvrir des réalités diverses. Le service de l’eau comporte plusieurs composantes : infrastructures, traitement, distribution, facturation, maintenance, qui peuvent être séparées et confiées à des opérateurs différents. Dans certains cas, seule la distribution et la facturation est déléguée au secteur privé ; à l’autre extrême, certains contrats peuvent aller jusqu’à assurer aux grands groupes multinationaux la propriété de toutes les ressources en eau présentes et à venir d’une région. Dans la plupart des marchés passés avec de grandes villes dans les années 90, les entreprises acceptaient de prendre en charge les infrastructures (en promettant leur extension), le traitement, la distribution et la facturation, le tout sous le contrôle théorique d’une instance publique de régulation.

Le triomphalisme des années 90 a toutefois rapidement cédé la place au désenchantement. Les multinationales n’ont pas rempli leurs promesses et ont augmenté les tarifs de manière parfois vertigineuse. Elles se sont heurtées à des mouvements de protestation dont le plus emblématique est celui de Cochabamba en Bolivie (voir le texte La « guerre de l’eau » à Cochabamba). Enfin, en partie à cause des crises financières asiatique et latino-américaine de la fin des années 90 et des chutes des taux de change qui s’en sont suivies, elles ne sont même pas parvenues à engranger les profits qu’elles s’étaient promises.

Des contrats très favorables aux multinationales et pas même respectés par ces dernières

La privatisation a eu beau s’effectuer au nom de l’efficacité supérieure des purs mécanismes de marché, les conditions dans lesquelles ont été décidés et approuvés la grande majorité des contrats de concession ont suffi à dissiper l’illusion. La nature spécifique de l’eau fait de sa fourniture un « monopole naturel », qui se prête très mal à la concurrence. Dans la pratique, sous le titre de privatisation, ce qui a eu lieu est une négociation entre multinationales et autorités locales sur les conditions et les contreparties en échange desquelles les premières pouvaient « acquérir » le monopole détenu jusqu’alors par des organismes publics. « Contreparties » non pas tant pour les usagers et la collectivité que pour les autorités locales elles-mêmes, ou encore pour les leaders syndicaux des agences concernées. La corruption est intense et endémique dans le secteur. La pression politique a souvent joué un rôle non négligeable dans la conclusion des marchés. Les ambassades de France ont ainsi consacré une énergie significative à s’assurer de l’obtention de marchés par Veolia ou Suez dans de nombreux pays, des Philippines à l’Argentine. Le directeur de Suez de l’époque, Jérôme Monod, a d’ailleurs poursuivi sa carrière comme conseiller de Jacques Chirac à l’Élysée. En conséquence, les contrats conclus demeuraient opaques, les appels d’offre étaient modifiés a posteriori pour justifier l’attribution du marché à telle ou telle multinationale.

Dès lors, dans la plupart des cas, les multinationales avaient réussi à s’assurer des conditions contractuelles particulièrement avantageuses. Dans de nombreux pays d’Afrique, par exemple, les contrats de gestion sont limités à la réalisation de la distribution et au recouvrement des frais, tandis que les gouvernements doivent prendre à leur charge les coûts bien plus élevés de la construction et de la maintenance des infrastructures. Certains contrats allaient jusqu’à spécifier le droit des multinationales concernées à un niveau de profit garanti (il est vrai qu’il s’agit d’une pratique généralisée dans les pays qui ont pour unique politique économique de chercher désespérément à attirer les investisseurs étrangers).

Enfin, pour s’assurer de l’obtention des marchés, les multinationales de l’eau ont été amenées à multiplier les promesses irréalistes en termes de prix et d’extension du taux de couverture. Elles ont parfois été aidées pour ce faire par des autorités locales complices. Juste avant la privatisation de l’eau à Buenos Aires et à Manille, par exemple, les prix de l’eau ont été augmentés de manière significative, pour mieux préparer l’opinion à l’opération séduction des multinationales. Dès qu’elles ont eu un pied dans la place, ces dernières se sont empressées de demander des hausses de prix en utilisant divers prétextes – notamment que les autorités publiques leur avaient donné une idée inexacte de l’état du réseau au moment de la signature du contrat. On assiste parfois à un processus de renégociation permanente du contrat initial, comme cela a été le cas à Buenos Aires, avec à chaque fois une hausse des tarifs à la clé. De manière générale, les entreprises concessionnaires ont utilisé tous les arguments possibles et exploité toutes les failles juridiques pour ne pas tenir leurs engagements. Le contrat passé avec une filiale de Suez à Cordoba stipulait par exemple que l’entreprise devait atteindre un taux de connexion de 97 %– mais cette dernière a pu arguer de l’absence de mention de certains types d’habitat illégal dans le contrat pour ne pas les inclure dans le calcul…

À Manille, tout avait bien commencé, avec une extension indéniable du réseau et une amélioration relative du service. Il est toutefois apparu que le taux de service affiché par les deux multinationales concernées (chacune ayant en charge un secteur de la ville, divisée entre Est, tenu par une filiale de Bechtel, et Ouest, tenu par une filiale de Suez, dans les deux cas en consortium avec de grandes familles locales) était basé sur des approximations très optimistes et très contestables (un ratio de 9,2 usagers par point de raccordement). Rien n’a été fait pour régler le problème des pertes d’eau : les compagnies se sont contentées d’accuser les autorités d’avoir sous-estimé les pertes existantes lors de la négociation des contrats. Contrairement à ce qui avait été clamé haut et fort par les institutions financières internationales, les deux opérateurs privés n’ont mieux réussi que l’ancien opérateur public à lever les capitaux nécessaires. Finalement, une série d’augmentation des tarifs a eu lieu entre 2001 et 2003, sous prétexte de compenser les pertes encourues par les entreprises en raison de taux de change défavorables, et alors qu’il avait été promis qu’aucune augmentation de tarif n’interviendrait avant 2007. Au final, le prix de l’eau dans l’Est de Manille était en 2003 cinq fois ce qu’il était en 1997 ; dans l’Ouest, il avait « seulement » doublé en 2002. La filiale de Suez a finalement annoncé son retrait fin 2002, laissant aux autorités philippines une énorme dette qui a finalement été couverte par le contribuable.

Une succession d’échecs et de scandales

Les promesses tous azimuts n’ont, bien entendu, pas tardé à se retourner contre leurs promoteurs. Il ne s’agit pas seulement d’un problème d’objectifs trop ambitieux : dans de nombreux cas, tout s’est passé comme si les entreprises implantées n’avaient pas réellement pour objectif de tenir leurs promesses mais simplement de réaliser le maximum de profits le plus vite possible. La promesse d’un financement facile et abondant sur les marchés financiers s’est révélée une chimère. (Même au Royaume-Uni, temple de la gestion privée avec la France, les entreprises de l’eau ont toutes abandonné le financement sur les marchés et ont désormais exclusivement recours à la dette, comme n’importe quelle agence publique. ) Les multinationales ont cherché à compenser ces espoirs déçus en augmentant le prix de l’eau. Rapidement, elles se sont heurtées à des mouvements de protestation et à des poursuites juridiques de la part des populations qui se rebellaient contre les hausses de tarif, mais aussi de certaines autorités publiques qui souhaitaient dénoncer le non-respect par ces firmes de leurs engagements contractuels.

La privatisation a parfois été jusqu’à entraîner des désastres sanitaires, comme à Johannesburg où l’installation de compteurs prépayés a obligé certains habitants à recourir à l’eau polluée des rivières, d’où une épidémie de choléra qui fit 260 victimes. Identiquement, la privatisation de l’eau à Abidjan en Côte d’Ivoire a contraint les plus pauvres à creuser des puits, lesquels, communiquant avec les fosses septiques, ont provoqué de nombreux cas de choléra. Suez, Veolia, Thames Water et Wessex Water (alors contrôlé par Enron) ont été cités parmi les principaux pollueurs mondiaux par l’Agence de l’environnement britannique en 1999 et 2001 : la filiale de Suez et Veolia desservant Buenos Aires déversait par exemple 95 % des eaux usées directement dans le Rio del Plata.

Grenoble fut l’une des premières villes dans le monde à obtenir le retrait d’une multinationale de l’eau à travers une action juridique, en l’occurrence contre des cas de corruption et des irrégularités dans la passation du marché de délégation de service public, entraînant l’annulation de la concession et la décision par le nouveau conseil municipal de repasser l’eau en régie publique (voir le texte L’association Eau Secours ! Étude de cas d’une association de défense de service public de l’eau à Grenoble). Le plus grand contrat portant sur la gestion de l’eau jamais signé aux États-Unis – il concernait Atlanta et devait aller jusqu’en 2019 – a été dénoncé en janvier 2003, suite aux plaintes des usagers sur la qualité du service et aux interruptions de la fourniture de l’eau. La ville a alors mis à la porte United Water, une filiale de Suez, et rétabli la gestion municipale. À Porto Rico, Trinidad ou Budapest, les autorités gouvernementales ont décelé des déficiences graves dans la maintenance, la réparation, l’administration, la conduite des opérations et les finances – et notamment un déficit en croissance – chez leurs opérateurs privés respectifs : Veolia, Severn-Trent et Suez.

Dans d’autres cas, c’est la pression de la population qui a fini par obtenir le départ des multinationales. À Tucuman en Argentine, la population a organisé un boycott du paiement des factures d’eau, forçant Veolia à déguerpir. À Santa Fe, toujours en Argentine, un référendum populaire a été organisé qui a conduit à la renégociation d’un contrat datant de 1995 avec une filiale de Suez, puis au départ de cette multinationale (voir le texte Pour une gestion publique de l’eau : le cas de la ville de Santa Fe en Argentine ). À Cochabamba, la protestation de la population contre les hausses de prix annoncées par Bechtel a dégénéré en une « guerre de l’eau » qui s’est là encore achevé par le départ de la multinationale (voir le texte La « guerre de l’eau » à Cochabamba).

Dans ces deux cas comme dans bien d’autres, les multinationales concernées se sont empressées de déposer des recours auprès de tribunaux commerciaux favorables (Cour d’arbitrage de la Chambre internationale de commerce de Paris, Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements de la Banque mondiale) pour obtenir des dédommagements – sans grands résultats au final d’ailleurs.

Une nouvelle phase ?

En 2002, Suez fut la première des grandes multinationales de l’eau à annoncer une réorientation de ses activités : elle allait se retirer des villes qui s’étaient révélées insuffisamment rentables et, de manière générale, se désengager significativement des pays du Sud. Les autres acteurs du secteur ne tardèrent pas à en faire de même, entraînant une vague de dénonciations de contrats, touchant des villes comme Manille, Ho Chi Minh Ville, Djakarta, Maputo, Buenos Aires ou Shanghai. Il s’agit à l’évidence de la fin d’une époque : celle où les multinationales de l’eau pouvaient « acheter » des clientèles captives – les citoyens – auprès des autorités locales et en espérer des profits garantis à toute épreuve. Pour autant, celles-ci n’ont pas renoncé à leur expansion ni les institutions financières internationales à faire prévaloir leur conception de la gouvernance de l’eau. Elles font simplement preuve désormais de davantage de prudence dans leurs calculs économiques et recherchent des lieux d’implantation où les profits sont mieux garantis – ce qui implique entre autres une réorientation vers le marché des villes du Nord, encore largement sous contrôle public. Le FMI quant à lui n’a pas trouvé mieux que de promouvoir de nouveaux mécanismes permettant aux multinationales de l’eau de se garantir contre de futurs effondrements du cours des devises locales, comme cela leur est arrivé en Amérique du Sud et en Asie. Un autre domaine de développement prometteur est celui des nouvelles technologies de l’eau (dessalement, traitement, recyclage, etc.) et des nouvelles formes de gestion et de conservation de l’eau, qui peuvent être utilisés comme de nouveaux arguments en faveur de la privatisation.

Celle-ci doit-elle, au final, être considérée comme le mal absolu ? Plusieurs facteurs (caractère de droit et de besoin essentiel, situation de monopole naturel) font que le service de l’eau se prête de toute façon très mal à une logique commerciale pure. On pourrait dire à la limite que tout dépend de la manière dont la privatisation est conduite. Si les contrats sont négociés et approuvés de manière transparente, s’ils sont équilibrés et contiennent les obligations et garde-fous appropriés, si les activités des entreprises privées sont régulées et contrôlées par une autorité publique indépendante, il est possible en théorie que des entreprises privées s’acquittent du service de l’eau de manière plus performante et même plus équitable que des bureaucraties publiques. Certains cas peuvent être avancés à l’appui de cet argument. Il n’en reste pas moins que les multiples dérives constatées lors de la grande vague de privatisation des années 90 sont tout sauf accidentelles : dès lors que le service de l’eau est considéré comme une activité commerciale et que la recherche du profit prime sur la recherche du service, il n’y a plus qu’un pas très vite franchi vers les pratiques abusives et le non-respect des droits fondamentaux.

SOURCES PRINCIPALES
 Larbi Bouguerra, Les batailles de l’eau ; pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003, p. 126-151.
 Site internet « The Water Barons » (études de cas sur les privatisations). http://projects.publicintegrity.org...

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