Le Kenya subit depuis plus de dix ans une succession de sécheresses et d’inondations qui mettent à mal son modèle de développement.
Le Kenya est régulièrement présenté, notamment dans les sphères internationales, comme un modèle à suivre pour ses voisins africains, aussi bien en matière politique qu’en matière économique. Mais, de même que la crise politique de début 2008 et les violences qui l’ont accompagnée ont mis à mal la réputation de stabilité du pays, les sécheresses à répétition qui sévissent depuis plusieurs années suscitent des questions sur le mode de développement économique kenyan. Elles mettent en effet en lumière la vulnérabilité non seulement de larges pans de la population qui dépendent encore des cultures ou de l’élevage de subsistance, mais aussi bien de secteurs qui figurent parmi les premières sources de devises pour le pays, comme le tourisme ou l’agriculture d’exportation (thé, horticulture notamment). Entre 1997 et 2000, l’impact de la sécheresse et des inondations a été estimé à 16 % du PIB, et tout porte à croire que l’on retrouve actuellement le même ordre de grandeur. En 2008 et 2009, la baisse des rendements agricoles a entraîné une explosion du prix des denrées alimentaires. La réduction du débit des rivières a également commencé à entraîner le rationnement de l’électricité, les centrales hydroélectriques ne pouvant plus fonctionner à plein régime. Une étude rendue publique à l’occasion des négociations climatiques de Copenhague en décembre 2009 concluait que le climat avait déjà coûté 500 millions de dollars US par an au Kenya durant la décennie précédente, et que ce coût risquait de monter rapidement à 1 milliard par an.
Les causes de la sécheresse
Il est délicat d’assigner le réchauffement planétaire comme cause unique aux dérèglements climatiques qui semblent frapper le pays depuis plusieurs années. On observe toutefois deux phénomènes qui s’accordent avec les prévisions des climatologues : une fréquence accrue des sécheresses (qui déjà auparavant frappaient le pays tous les quatre à cinq ans en moyenne) et une augmentation de l’intensité des précipitations, qui entraîne à son tour des inondations dévastatrices, comme en 1998 et en 2008. La saison des pluies, qui était habituellement concentrée sur les mois d’avril et de mai, tarde désormais à venir… quand elle vient. Les populations paysannes ne peuvent plus se fier au calendrier traditionnel des précipitations. Cette combinaison de sécheresses et de pluies intenses et intempestives se traduit par des épisodes de famine sans précédent dans les régions arides et semi-arides du pays. La compétition pour les ressources en eau et en terre s’en trouve exacerbée et se traduit par des affrontements violents, qui ont généralement une dimension ethnique (voir le texte Le changement climatique entraînera-t-il des « guerres de l’eau » ? L’exemple du Darfour ). L’augmentation du coût de la vie en général, et de l’énergie en particulier, a également eu pour conséquence de limiter encore l’accès à l’eau pour nombre de Kenyans.
Outre le changement climatique, la principale cause de la sécheresse est la déforestation, elle-même entraînée essentiellement par l’extension de l’agriculture d’exportation. On estime que le Kenya a perdu 98 % de sa couverture forestière originelle. Cette situation dramatique a donné lieu à des mouvements de lutte contre la déforestation comme le Green Belt Movement fondé par Wangari Maathai, prix Nobel de la paix 2004. Or ces forêts étaient, à travers l’évapotranspiration, la première source des précipitations dont bénéficiait le pays, les pluies océaniques n’occupant que la seconde place. C’est donc l’extension de l’agriculture qui aurait elle-même, par le biais de la déforestation, suscité les difficultés qu’elle rencontre à présent.
La sécheresse et la hausse des températures risquent de rendre impraticables les principales cultures d’exportation sur lesquelles repose une partie de la richesse relative du pays : thé, horticulture, café, essences exotiques, cultivés sur les hauts plateaux. Si la tendance climatique actuelle se confirme, ces cultures devront soit être fortement réduites, voire abandonnées, soit déplacées plus en altitude, au prix d’une vague de déforestation supplémentaire. Cette logique de cercle vicieux est également illustrée par les défrichements sauvages de certaines réserves naturelles et parc nationaux par des populations acculées par la sécheresse, qui y emmènent leurs animaux pour paître et boire l’eau. Des occupants illégaux auraient ainsi coupé pas moins de 100 000 hectares de forêt en 15 ans dans la zone de la forêt Mau, la plus importante des forêts vierges d’Afrique de l’Est et la plus vaste zone de captage des eaux du Kenya. Les autorités du pays se sont récemment décidées à entourer tous les parcs nationaux de barbelés et à les faire surveiller par des gardes pour faire face à ce phénomène. Beaucoup soupçonnent toutefois qu’il ne s’agisse là que d’une excuse pour expulser définitivement les populations indigènes et autres qui occupent la forêt et en exploitent les ressources (dans la plupart des cas de manière soutenable), pour mieux déblayer les terrains pour des opérations de déforestation profitables aux élites.
Les risques liés à l’élévation du niveau des mers
Autre conséquence attendue du changement climatique global, la hausse du niveau de l’Océan indien menace l’activité portuaire et commerciale du pays. Mombassa, le second port de la côte Est de l’Afrique après Durban, pourrait ainsi devoir être abandonné à terme. Les productions agricoles situées dans les zones côtières (noix de coco, cajou, mangues…) sont elles aussi menacées.
Les lacs suscitent l’inquiétude
La situation préoccupante des grands lacs comme le lac Victoria ou le lac Turkana illustre également la « crise de développement » que connaît dans une certaine mesure le Kenya, crise aggravée par les effets supposés ou futurs du changement climatique. Le lac Victoria, partagé avec l’Ouganda et la Tanzanie et qui forme la frontière occidentale du pays sur plusieurs centaines de kilomètres, a vu son niveau baisser d’un mètre au cours des dix dernières années du fait de l’élévation des températures, de la sécheresse, de la déforestation et des projets hydroélectriques (principalement du côté ougandais). En vertu d’un traité relatif au partage des eaux du Nil datant de l’époque coloniale (anglaise en l’occurrence), seuls les baigneurs et les pêcheurs y ont libre accès (il est notamment interdit d’en utiliser l’eau pour l’irrigation), mais les pays riverains, confrontés à la sécheresse, connaissent régulièrement des manifestations pour la révision de ce partage (voir le texte Le partage des eaux du Nil : conflits et coopérations). La pollution et la dégradation du lac sont manifestes, comme l’a notamment illustré le film Le cauchemar de Darwin, qui a connu un succès mondial. Les stocks de poisson ne cessent de baisser (-70% pour les perches du Nil, selon certains experts), ce qui entraîne des conflits transfrontaliers : la police ougandaise arrête régulièrement des pêcheurs kenyans sous prétexte qu’ils s’aventurent trop loin dans le lac.
Le lac Turkana, de son côté, risque de voir disparaître à terme la population de flamants roses qui faisait de cette région un pôle touristique majeur, source de devises. Parmi les raisons avancées pour la migration de ces oiseaux vers d’autres horizons plus sereins, la pollution croissante du lac due à l’agriculture et à l’industrialisation, ainsi que la salinité de l’eau, aggravée par les sécheresses et la baisse du niveau du lac.
Dernier exemple, le lac Naivasha, qui alimente la capitale Nairobi en eau potable, voit lui aussi sa surface réduite du fait de la sécheresse, ce qui aggrave les problèmes de pollution liés à l’agriculture et notamment à l’horticulture.
Mode de développement et « capacité adaptative » des populations
Les populations des zones arides ou semi-arides ont toujours eu à s’adapter à un environnement difficile, marqué par des sécheresses régulières, et à cette fin disposaient d’un éventail d’ « outils » (accumulation de bétail en guise d’« assurance », diverses formes de coopération), dont le plus important reste toutefois la mobilité vers des zones plus épargnées par les aléas climatiques. Lorsque les sécheresses se répètent à intervalles trop fréquents, toutefois, ces mécanismes d’adaptation s’épuisent petit à petit, et il ne reste plus comme solution que la compétition pour les maigres ressources qui n’ont pas été rendues indisponibles par la sécheresse et la pollution. Les situations de conflits contribuent encore à accentuer leur situation d’insécurité. De fait, de nombreux observateurs estiment que dans les zones semi-arides du Kenya, la capacité adaptative de ces populations n’a cessé de se détériorer, ce qui fait craindre une catastrophe de grande ampleur si les effets du changement climatique sont aussi sérieux que cela est anticipé.
Une étude menée auprès de ces populations dans la perspective de l’adaptation au changement climatique conclut que le premier facteur qui permettrait d’améliorer la résilience de ces populations est d’ordre politique, car ce sont d’abord l’insécurité, l’absence de l’État (et des infrastructures et services qui sont censés l’accompagner) et enfin la mauvaise gouvernance des ressources comme l’eau ou les forêts (et de l’accès à ces ressources) qui sont causes de leur fragilité. Autrement dit, le meilleur moyen de renforcer ces populations est… le développement. Non pas, comme précédemment, un développement conçu d’un point de vue purement macro-économique. Les auteurs de l’étude soulignent en effet qu’il est nécessaire de repenser un mode de développement kenyan qui d’une part a accru la vulnérabilité de l’économie du pays aux aléas climatiques (par exemple en promouvant les monocultures d’exportation), et d’autre part et plus généralement a eu tendance à créer une population de « perdants » du développement. C’est particulièrement évident si l’on considère les immenses bidonvilles qui entourent Nairobi, théâtre des violences de début 2008. Mais c’est aussi vrai dans les zones semi-arides, où les pratiques traditionnelles (prétendument arriérées mais en fait adaptées à l’environnement) ont été découragées au profit d’activités industrielles ou agricoles « modernes » qui ne parvenaient pas toujours, dans les faits, à assurer la subsistance des populations. Une telle réorientation du développement impliquerait avant tout, concluent les auteurs, de revoir entièrement la gouvernance et l’organisation du financement du développement dans le pays, qui favorisent structurellement les monocultures.
SOURCES
– World Rainforest Movement, « Deforestation, Climate Change Magnify East African Drought », ENS January 16, 2006.
– Gilles Labarthe / DATAS, « Climat : au Kenya, il y a péril en la demeure ».
– Siri Eriksen, Kirsten Ulsrud, Jeremy Lind and Bernard Muok, « The Urgent Need to Increase Adaptative Capacities. Evidence from Kenyan Drylands », Conflicts and Adaptation Policy Brief 2, African Centre for Technology Studies, novembre 2006.
– « Migingo Island Journal. Ripples of Dispute Surround Tiny Island in East Africa », Jeffrey Gettleman, New York Times, 16 août 2009. http://www.nytimes.com/2009/08/17/w...
– « Kenya’s rural drought hurts city dwellers », Associated Press, 25 août 2009. http://news.yahoo.com/s/ap/20090825...
– « ’Climate Change is here, it’s a reality’ », John Vidal, The Guardian, 3 septembre 2009. http://www.guardian.co.uk/environme...
– « Forest People May Lose Home in Kenyan Plan », Jeffrey Gettleman, New York Times, 14 novembre 2009. http://www.nytimes.com/2009/11/15/w...