L’égyptologue Michalowski écrivait en 1968 [1] que l’importance du Nil pour « l’existence de l’Égypte représente une vérité trop aveuglante, trop classique pour qu’il soit nécessaire de la démontrer ». Toute vie y dépend à la fois de l’eau et du limon qu’apporte la crue du fleuve, dont la coïncidence avec les plus fortes chaleurs – de juin à octobre - ne constitue pas l’un des moindres miracles.
Et notre égyptologue de convoquer les Anciens : « Hérodote, l’historien grec qui vers la fin du Ve siècle avant J.C. visita l’Egypte, la définit comme un ‘don du Nil’. Quand, en 640, Amr Ibn al As, envoyé du calife Omar, conquit l’Égypte, il rapporta au représentant du Prophète que le pays était un désert aride avec une terre d’une grande fertilité entouré de montagnes. Tous les deux avaient raison. La partie la plus verdoyante de l’Egypte, le Delta, est en effet un don du Nil car il est formé du limon que chaque année le fleuve dépose après la crue d’été. Sans le Nil, le mince ruban de terre cultivée en Haute-Égypte… ne pourrait suffire à nourrir la population. En Haute-Égypte, il ne pleut pratiquement jamais ; toute l’agriculture est basée sur un système de canaux dans lesquels on puise sans cesse l’eau à l’aide de balanciers, le ‘chadouf’, ou des roues à godets actionnés par les bœufs, la ‘sakiya’. En principe tout ce système n’a guère changé depuis l’Antiquité [2]… On peut compter sur deux, parfois trois récoltes par an… » Visitant l’Égypte à la fin du XVIIIe siècle, Volney observe que « les terres ne se reposent jamais et qu’elles sont toujours fécondes » [3].
Don du Nil
Le Nil, ce père nourricier mais capable de dévastations lors de ses crues, était craint, divinisé et son eau sacralisée.
Dans l’au-delà, face aux quarante-deux juges du tribunal d’Osiris qui pèsent son cœur contre une plume d’autruche, l’Égyptien jure qu’il n’a pas, au cours de sa vie terrestre, empêché l’eau de couler dans les canaux d’irrigation ni pollué les eaux du fleuve. L’eau servait aussi à introduire le mort dans la sphère du sacré au moyen de la libation d’eau fraîche (kebeh). L’eau fraîche, assimilée aux eaux primordiales de la crue du Nil, désaltère le défunt et renouvelle sa vie [4].
À travers la fête de Cham Ennaçim, la seule que célèbrent conjointement coptes et musulmans, l’Égypte d’aujourd’hui n’a pas complètement oublié les rites païens d’hommage à son Fleuve éternel, comme le « Prince des Poètes », Ahmed Chawki (1868-1932), désigne le Nil. Miracle de l’eau qui traverse allègrement les siècles et les croyances pour que continue la Vie !
Ibn Khaldoun (1332-1406) est fasciné par le Nil et par le Caire, « capitale du monde » et écrit [5] : « La ville s’étend sur les rives du Nil, rivière du Paradis, réceptacle des eaux du ciel dont les flots étanchent la soif des hommes, leur procurent fruits abondants et richesses… »
Mais l’Égypte, pays exutoire, dépend entièrement de l’étranger pour une eau provenant quasi exclusivement du Nil dont les sources se situent bien loin de ses frontières Sud. En Égypte, le plus vieil État du monde se forgea autour du contrôle de l’eau comme l’atteste encore le nilomètre de l’île de Roda au Caire [6]. La réalisation contemporaine la plus colossale de cet État, le barrage d’Assouan, est l’aboutissement de 4000 ans d’efforts pour maîtriser le fleuve [7] et constitue une énorme réserve d’eau située à l’intérieur du territoire national afin d’échapper à d’éventuelles pressions des pays d’amont.
Sécurité alimentaire
Car, en Égypte, rien ne pousse sans irrigation « car ce pays est une grande oasis, dans un immense désert, créée à travers le temps par le fleuve » [8].
Achevé en 1970, le nouveau barrage hydroélectrique d’Assouan de 111 mètres de haut sur le Nil, « Essoud el Aly », a fait disparaître la crainte d’inondations cataclysmiques et de sécheresse. Ce barrage a donné lieu à un mémorable bras de fer diplomatique, « hydropolitique », entre le Colonel Nasser, le secrétaire d’État américain Foster Dulles et la Banque mondiale, étant donné sa grande importance pour l’indépendance et la sécurité alimentaire du pays. Il a finalement été érigé avec l’aide de l’URSS et payé avec « l’or blanc » du coton irrigué. Il a permis de considérablement augmenter la surface cultivable par l’intensification du système de canaux d’irrigation alimentés par l’immense réservoir artificiel du lac Nasser de 500 km de long et d’une capacité de 169 milliards de m3, un volume égal à trois fois la quote- part de l’Egypte allouée par les traités internationaux. Mais, au lieu du million d’hectares initialement projeté, le barrage d’Assouan n’irriguait, en 1990, que 300 000 hectares [9]. Comme ces derniers ne recevaient plus le limon fertilisant du Nil, le recours aux intrants synthétiques devint nécessaire avec l’inévitable pollution des nappes et des eaux de drainage. Le barrage a néanmoins permis l’électrification du pays, ainsi que la production de poissons.
Il n’en demeure pas moins que la question de la « sécurité alimentaire » - qui se réduit souvent en Egypte à la « sécurité céréalière » - demeure la tarte à la crème tant des politiciens que des médias : l’Égypte est plus gros importateur de céréales (blé, orge et maïs) du monde - céréales pour nourrir la population et le cheptel. Les nombreux troubles, émeutes et grognes des Égyptiens - même chez les cadets de la police - ont pour origine le prix, la qualité ou la disponibilité du « ich », le pain ordinaire, aliment de base, avec les fèves, des classes populaires. Pour certains, le blé fut la pièce maîtresse dans l’aboutissement des accords de Camp David et les exportations de blé américain furent un moyen de pression sur l’Égypte [10].
Marchant sur les brisées de Nasser qui abandonna en 1964 un projet similaire visant à pallier au déficit céréalier, le gouvernement égyptien a lancé en 1997 le projet de la « Nouvelle Vallée » dans la dépression de Toshka. Ce projet visait d’une part à écongestionner les villes trop peuplées et à augmenter de 30% la superficie des terres arables d’ici 2017-2022, ce qui requiert 5 milliards de m3 d’eau [11]. Pour cela, il fallait mettre en place un système de canaux pour amener les eaux du lac Nasser vers le désert de Libye, à l’Ouest du pays. Mal conçu, sans consultations transparentes, le projet Toschka, marqué plus par la politique que les réalités économiques et sociales, est maintenant considéré comme un « méga-échec » par les experts comme Emma Deputy, de l’Université du Texas à Austin.
La révolution de la soif
Plutôt que Toschka, le gouvernement de Hosni Moubarak aurait été mieux inspiré s’il avait consacré ses efforts à résoudre la crise de l’eau potable, qui crucifie le pays depuis de longues années et notamment au cours de l’été torride de 2007. Sans parler de la crise, permanente, de l’eau d’irrigation pour les fellahs. En 2001, 91,3% des ménages avaient accès à l’eau potable (97,5% en ville et 78,2 à la campagne). Lors des élections législatives de 2007, l’opposition islamiste a remporté haut la main les sièges de la deuxième ville du pays, Alexandrie, en s’engageant à fournir de l’eau potable de qualité à la ville et ses banlieues populeuses. Au Caire du reste, en absence de l’État, dans certains quartiers populaires (Embaba, Bab Zuweila…), l’eau et divers services médico-sociaux sont assurés par les Frères Musulmans. Dans douze gouvernorats (préfectures) du pays ainsi que dans la capitale, les manifestations, de plus en plus importantes pour l’eau potable étaient récurrentes étant donné la pénurie, la mauvaise qualité de l’eau et les coupures pouvant durer un mois [12]. Les Cairotes habitant en immeuble doivent se munir d’une pompe s’ils logent au deuxième étage ou au-delà – car la pression est trop basse- pour avoir l’eau courante.
Le public cairote accuse pêle-mêle les autorités de voler « l’eau des pauvres », de favoriser les quartiers cossus [13] – qui ne souffriraient pas des coupures d’eau habituelles de 2h à 8h du matin - de vendre l’eau à l’étranger, d’être de mèche avec le business des eaux minérales, ou de réserver l’eau aux piscines et aux fleurs de la nomenklatura. Il met en doute les déclarations des responsables de la société de distribution d’eau et d’assainissement, qui parlent de vol d’eau sur des canalisations vétustes. On met en cause aussi les constructions anarchiques. Les manifestants accusent ces responsables de corruption, d’autant qu’ils préfèrent alimenter les nouveaux projets plutôt que les zones rurales et périphériques déshéritées.
Les Égyptiens vivent depuis longtemps avec cette crise de l’eau… qui aurait joué un rôle dans l’assassinat du Président Sadate en 1979. Deux années auparavant, il avait annoncé son intention de fournir l’eau du Nil - via un canal dit de « la Paix » - à Israël dans le cadre de clauses secrètes des accords de Camp David alors que l’eau manquait dans les villes du pays. Ce qui a provoqué l’indignation des Égyptiens… et des Éthiopiens qui ont crié à la violation des traités [14]. Ces derniers affirment que la question du « Canal de la Paix » a été à nouveau discutée en 1993 lors de la réunion de la Grande Commission Economique Mixte israélo-égyptienne [15].
Ces accusations et les manifestations qui ont suivi témoignent d’une méfiance manifeste vis-à-vis des responsables.
L’eau révèle ainsi une crise de confiance latente et profonde tout en dévoilant bien des non-dits. Cette crise a été un facteur de poids dans le déclenchement des manifestations de la place Tahrir au Caire en 2011, manifestations qui ont contraint Moubarak à démissionner le 11 février 2011, après un règne de trente ans. Moubarak paie aussi ainsi la perte de prestige, au plan international du pays, du fait d’abord de sa collaboration avec Israël dans le martyr de Gaza, de son impuissance à s’opposer à la construction du barrage éthiopien de la Renaissance et de la perte d’influence dans la « Nile River Initiative » qui regroupe tous les pays nilotiques [16].
On notera que, dès 2007, appuyant les manifestations des Égyptiens pour l’eau, l’Organisation égyptienne des droits de l’homme (OEDH) réclamait une stratégie nationale de l’eau ainsi qu’une eau répondant aux normes internationales de potabilité. L’OEDH et la société civile posaient ainsi la question de la gouvernance de l’eau dans le pays et prédisaient que les dysfonctionnements à répétition du réseau et les fréquentes et longues coupures d’eau constituaient une menace pour la paix et la concorde nationales [17].
La crise de l’eau a ressuscité - sous des oripeaux modernes cependant - un personnage disparu depuis des lustres : le sakay (porteur d’eau). Dans les villages, on a vu fleurir en effet des échoppes proposant des jerricans d’« eau distillée » traitée de manière rudimentaire et dont la qualité et l’origine sont douteuses. Elles proviendraient de puits artésiens non contrôlés. Les classes populaires sont contraintes d’y recourir mais cette « eau distillée » - pour bien moins chère qu’elle soit que l’eau minérale - n’en grève pas moins lourdement leurs chétifs budgets. Le « Centre égyptien pour le droit au logement » (CEDL) parle d’une « catastrophe de l’eau potable en Égypte » et affirme qu’un enfant meurt dans le pays toutes les huit secondes du fait de la pollution de l’eau et que 25% des maladies prévalant en Égypte sont d’origine hydrique. Excipant d’analyses bactériologiques, le CEDL jette un véritable cri d’alarme quant à la qualité de l’eau potable dans le pays [18].
En guise de conclusion
Emad Ernest, réalisateur d’un film documentaire sur les villes du Canal de Suez, écrit : « La question de l’eau résume tous les maux dont souffrent les populations de Suez. » Il décrit l’expulsion des habitants des bidonvilles par les amis du fils de Moubarak. Ces derniers les inondent avec les eaux usées d’une opulente station balnéaire. Quant aux paysans des villages avoisinants, ils voient leurs canaux d’irrigation s’assécher… et de conclure [19] : « Le parti unique punissait ainsi ce peuple rebelle qui n’avait jamais voté pour lui. »
Ce triste scénario était reproduit à l’échelle de l’Egypte entière [20] qui s’est soulevée en criant : « Pain, liberté, justice sociale » [21].
Larbi Bouguerra
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Photo : Clarence @ flickr CC