Les printemps arabes et l’eau : la Libye

, par  Larbi Bouguerra
En Libye, dont 95% du territoire est désertique, l’eau a toujours été un enjeu de vie et de mort. La découverte d’une vaste nappe souterraine sous le Sahara a conduit le colonel Khadafi à imaginer un gigantesque projet de transfert d’eau pour alimenter les villes de la côte et une agriculture irriguée : le "Grand fleuve artificiel". Un projet hyper-politisé dont le devenir illustre à sa manière les limites de tout un modèle de développement et de conception du pouvoir.

La Libye est un pays désertique à 95%. L’eau y a toujours été un rêve, un mirage, ou… une question de vie ou de mort.

Les précipitations y sont inférieures à 100 mm/an ; sauf au Nord, dans la région de Tripoli et au Nord de Benghazi, à l’Est du pays. Là, et là seulement, elles peuvent atteindre 250 à 300 mm/an, permettant alors une agriculture pluviale [1]. Du reste, la région de Benghazi et Derna n’est-elle pas celle du Jebel Lakhdar (la Montagne Verte), l’unique forêt de ce pays qui se maintient grâce à d’abondantes pluies ?

Sur les côtes méditerranéennes, l’eau n’était pas un problème. Traitant de l’histoire de Cyrène dans ses « Enquêtes », Hérodote rapporte, cinq siècles avant J.C, que les différences de température de la mer aux gradins supérieurs permettaient l’étalement de la production agricole et il écrit : « Ainsi la saison des récoltes, à Cyrène, se prolonge pendant huit mois. » De plus, la ville de Leptis Magna, capitale de la Tripolitaine romaine, sous le règne de l’empereur Hadrien (76-138), avait des thermes grandioses, le long d’un wadi [2].

Un pays particulièrement aride

Étant donné l’aridité du pays, l’agriculture libyenne s’est toujours reposée sur l’irrigation, qui revêt ainsi une importance capitale. Elle fournit en effet 80% de la production agricole libyenne. Comme le pays a très peu de ressources d’eau renouvelables, les importations alimentaires sont très importantes – les Libyens consomment donc beaucoup d’ « eau virtuelle » notamment à travers les céréales provenant de l’étranger. La sécurité alimentaire du pays n’est donc pas réalisée. D’où un des slogans favoris de Khadafi : « Il n’y a pas d’indépendance pour un peuple qui se nourrit grâce à l’outremer » [3]. Mais cela n’a pas dépassé le stade du slogan !

Les aquifères en mesure de se recharger se trouvent au Nord : au Jebel Nafousa, dans la plaine de la Jifarah au Nord-ouest et au Jebel Lakhdar au Nord-est. Ces nappes renferment 500 millions de mètres cube d’eau. Le total des eaux renouvelables de surface du pays est estimé à 100 millions de mètres cube - soit 5% seulement du capital hydrique libyen.

La Libye compte 16 barrages qui retiennent en moyenne 61 millions de m3 alors que leur capacité totale est de 385 millions de m3. Le plus important barrage est celui de Qattara avec une capacité de rétention de 135 millions de m3 mais il est en bien mauvais état. La dégradation des capacités des réservoirs d’Afrique du Nord par sédimentation est bien étudiée par Margat [4] car « la récession des ressources en eau irrégulières maîtrisées est inévitable à plus ou moins long terme ».

Quelques unités de dessalement fournissent entre 20 et 30 millions de m3 d’eau annuellement, alors que la capacité installée est de 65 millions de m3. Les médiocres conditions opératoires expliquent cet écart. On notera cependant qu’en Libye, la totalité des eaux usées est utilisée par l’agriculture.

Comme le montant de la rente pétrolière était de 41,9 milliards de dollars pour 6,6 millions d’habitants en 2010, l’eau était fournie gratuitement aux consommateurs libyens [5]. En 2002, 72% des citadins et 68% des ruraux étaient raccordés au réseau d’eau potable. S’agissant de l’assainissement, les chiffres pour la ville et la campagne étaient respectivement de 97 et 96%. Mais si la ville natale du Chef de la Jamahirriyya (« État des masses »), le Colonel Mouammar Khadafi, était particulièrement choyée, ainsi que toute sa tribu (Qadhadhfa) et les tribus connexes (Warfalla et Maqarha), « bien peu de pétrodollars ont été investis pour le bien-être des 6,6 millions d’habitants de la Libye », estime un document de l’agence africaine Afrol News publié le 16 février 2011, la veille du jour considéré par les Libyens comme celui du déclenchement de leur révolution : « le jour de la colère » du 17 février 2011.

En fait, dans les villes côtières en croissance et comptant près de 10% d’étrangers (sans parler de l’eau nécessaire aux projets industriels lancés après le coup d’Etat du Colonel Khadafi en 1969), la nappe a été tellement mise à contribution que la mer s’y est engouffrée. Les nappes côtières devinrent pratiquement inutilisables pour tous les usages du fait de leur trop grande salinité. En fait, entre 1975 et 2000, l’exhaure totale a été de 4200 millions de m3 soit 8 fois le total des ressources renouvelables du pays, selon la FAO (2005).

Le pouvoir n’avait guère de choix que d’essayer de satisfaire au plus vite les besoins des populations.

Le grand fleuve artificiel, huitième merveille du monde ?

En 1953, lors de forages d’exploration de pétrole dans le Sud de la Libye, on a accidentellement découvert une gigantesque nappe d’eau douce fossile dans une formation géologique appelée Système d’aquifères sableux nubiens (NSAS en anglais). Outre la Libye, cette nappe se trouve sous le territoire du Tchad, de l’Egypte et du Soudan. Elle se serait formée au cours de la dernière période glaciaire, il y a 40 000 ans. On estime son volume à l’équivalent de 500 ans du débit du Nil. Certains experts pensent que la consommation de son eau pourrait durer un millier d’années. On était en présence d’un phénoménal océan d’eau douce de 150 000 km3, couvrant 2 millions de km2 répartis sur quatre bassins. Dans un des pays le plus sec de la planète, il allait étancher la soif de 70% des Libyens et fortement revigorer l’agriculture. Cette manne venait s’ajouter à l’autre fleuron libyen : l’océan souterrain d’hydrocarbures ! En somme, une belle plateforme pour un décollage économique.

Eau fossile et pétrole sont cependant deux ressources non renouvelables.

Pour les experts étrangers, les Libyens n’ont ni les compétences ni l’expertise pour exploiter cette miraculeuse mer d’eau douce enfouie entre 500 et 800 mètres sous le sable du désert nubien. Pourtant, après une parodie de débat parlementaire au Congrès Général du Peuple (Parlement) le 3 octobre 1983, le Colonel Khadafi posera la première pierre du Grand Fleuve Artificiel (GFA), dans la région des champs pétrolifères de Sarir, le 28 septembre 1984. Les travaux devraient durer 25 ans (1985-2010) et que la longueur du réseau serait de 5000 km. On forera en fait 1300 puits dont la profondeur moyenne varierait entre et 800 mètres. Le projet devait être achevé en 2011, l’année de la Révolution qui a vu la mort du Chef.

Ivan Ivekovic, de l’Université américaine du Caire, explique le déroulement des étapes de GFA : « Le projet a été conçu pour comprendre cinq étapes. La phase 1 pompe l’eau à partir des pipelines de l’Est alimentés par les puits d’As-Sarir et de Tazerbo pour alimenter Benghazi et Syrte ; la phase 2 amena l’eau du Fezzan à Tripoli et aux pipelines de l’ouest dans la Jeffara ; la phase 3 visait à créer un système intégré, à augmenter la capacité totale quotidienne à près de 4 millions de m3 et fournir à la ville de Tobrouk 138 000 m3/jour [6]. »

Khadafi visait à assurer l’alimentation en eau potable des villes côtières à raison de cinq millions de m3 par jour. Il visait aussi à assurer au pays la sécurité alimentaire au moyen de l’irrigation. Il avait, en fait, en vue le modèle californien de la San Joaquim Valley. La Californie est également un désert que l’irrigation a transformé et qui produit aujourd’hui, outre le coton, une importante proportion des aliments destinés au marché américain.

Pour ce faire, on prévoit la distribution gratuite de 20 000 parcelles de 5 ha irriguées par l’eau du GFA dans la plaine de la Jeffara. Le problème est que peu de Libyens veulent s’investir dans l’agriculture, loin des villes où vivent 85% de la population. En dépit de quelques réalisations spectaculaires, cette idée a fait long feu car le pouvoir, avec les encouragements du FMI [7], a progressivement abandonné au privé l’allocation de l’eau. D’où une confrontation entre gestion locale et lobbying au niveau national [8]. Le régime de Khadafi n’a pas compris la relation dialectique qui lie le couple sécurité hydrique et sécurité alimentaire. Il lui a manqué une vision d’ensemble et une réelle politique de gestion de la ressource qui associe tous les acteurs.

L’eau du NSAS devait arriver au réservoir d’Ajdabiya, pour la première fois, le 11 septembre 1989. Depuis 1997, deux conduites transportent vers la Tripolitaine 2,5 millions de m3 par jour. La troisième phase a finalement permis le raccordement entre les deux branches principales du projet : la Cyrénaïque et la Tripolitaine, l’Est et l’Ouest du pays.

L’Espagne, l’Italie, le Canada, la Corée du Sud… ont coopéré avec les Libyens pour la réalisation du GFA dont le coût est estimé à 30 milliards de dollars. L’eau du GFA est arrivée à Benghazi à l’est en août 1991. Le tour de Tripoli – sa rivale de toujours- arrivera en 1997.

L’eau, enjeu de pouvoir

Par ce projet, le Guide voulait montrer qu’il redistribuait la manne pétrolière. Mais le népotisme, le favoritisme, la répression, le déni des droits et le chômage qui frappait 40% des jeunes mirent plutôt à nu les tares du régime.

Pire. Par exemple, le bassin de retenue de la grande rivière de Benghazi – ville plutôt rebelle - était confié au bataillon de sécurité de Benghazi, relevant d’un des fils du Chef. Il y avait un avertissement et une menace on ne peut plus clairs : en cas de désobéissance au Chef, l’eau pourrait être coupée.

Khadafi affirmait que l’eau du GFA pourrait aussi irriguer tout le Maghreb voire l’ensemble de l’Afrique et donner ainsi de la substance au projet qu’il a si longtemps caressé : les États Unis d’Afrique. Sans se préoccuper de ce qu’en pensaient les peuples africains !

Pour de nombreux observateurs, l’eau est un des multiples déclencheurs du soulèvement libyen. Tariq Saeedi, l’éditeur du Central and Asia News, compare la situation libyenne à celle du Kashmir, pomme de discorde entre l’Inde et le Pakistan, et aussi à celle du fleuve Amudarya qui prend sa source en Afghanistan puis continue son cours en Ouzbékistan et au Turkménistan. Un conflit serait en gestation, étant donné que l’Afghanistan améliore ses capacités d’extraction d’eau du fleuve, essentielle pour la production cotonnière de ses voisins d’aval.

Certains experts sont d’avis que des conflits avec l’Égypte, le Soudan et le Tchad sont probables s’ils ne sont pas associés au projet. L’Égypte affirme que la nappe fossile est en relation avec le débit du Nil. Ce qui menacerait le volume d’eau nilotique à la disposition du Caire. Les géologues pensent que des affaissements de terrain sont possibles au fur et à mesure que le niveau de la nappe fossile baisse.

Lors de l’intervention militaire du 22 juillet 2011, l’OTAN a détruit des sections du GFA, bombardant notamment l’usine de conduites métalliques du projet à Bréga. Souvent, le réseau du GFA est parallèle à celui du gaz et du pétrole. Serait-ce là son talon d’Achille ?

Au vu des événements dramatiques que vit la Libye aujourd’hui, et étant donné la faiblesse voire la disparition de l’État libyen [9], il est évident que, dans cette région désertique qui essuie des crises et connaît de sérieux problèmes au sujet de la ressource, le vainqueur des confrontations actuelles sera celui qui mettra la main sur ce fabuleux océan d’eau fossile au sud de la Libye et qui atteint maintenant les villes méditerranéennes.

Larbi Bouguerra

[1Site Aquastat de la FAO

[2Claude Sintes et Gilles Mermet, Libye antique. Un rêve de marbre, Imprimerie Nationale Editions, Paris, 2010.

[3Hassan Ali Ben Ali, La sécurité hydraulique du monde arabe. La réalité et les chiffres ( en langue arabe), Dar al Barrakh, Damas, sans date.

[4Jean Margat, « La sédimentation et ses conséquences sur la maîtrise des ressources en eau dans le monde », CR de l’Académie d’Agriculture de France, vol. 88, n°1, 202, p. 105-117.

[5Des interprétations religieuses – loin de faire l’unanimité- sont peut-être à la base de cette gratuité.

[6Simba Russeau, Libya : water emerges as hidden weapon », The Guardian, 27 mai 2011

[7Gilbert Achcar, Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad Actes Sud, Arles, 2013, p. 240-241.

[8Sébastien Palluaud, « L’achèvement de la GRA en Libye et maintenant, quelle gestion de l’eau ? », Revue Enjeux de l’eau en Méditerranée Orientale, 2012/2, n° 119, p. 106.

[9Outre l’armée du général Haftar, il y, depuis le 28 septembre 2014, a un gouvernement à Tobrouk et un autre à Tripoli.

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