La Tunisie, petit pays situé au Nord de l’Afrique, en bordure de la Méditerranée et du Sahara, est en grande partie désertique ou semi-désertique. Le Nord-ouest est cependant bien arrosé et jouit de quelques cours d’eau permanents. La question de l’eau est en filigrane de toute son histoire.
Le site archéologique d’El Guettar au Sud, près du bassin minier qui a vu tant de batailles pour l’eau, a probablement révélé le plus vieil édifice religieux du monde : un monument « moustérien » (45 000 ans avant J.C.) élevé pour entretenir la pérennité d’une source.
Quant aux Romains, ils ont construit le Temple des eaux de Ziqqa (Zaghouan) et ont laissé quantité d’autres réalisations hydrauliques dans le pays. D’abord l’aqueduc de Zaghouan, construit sous le règne d’Hadrien (76-138) et considéré comme une des merveilles du monde, long de 132 km, qui apportait l’eau des montagnes de Zaghouan à la colline de Malga pour alimenter Carthage en eau potable. Sous le règne des Hafsides, l’émir al Mustançir (1249-1277) en a restauré 116km et lui ajouta un ouvrage monumental conduisant l’eau à la capitale et au célèbre jardin d’Abou Fihr, dans les environs de Tunis. L’aqueduc a été remis en service par le Bey Sadok en 1862 sur les conseils de l’ingénieur marseillais Colin et avec la complicité du consul de France Léon Roche, car les conditions financières de cette opération étaient désastreuses pour le pays [1]. Visitant la Tunisie en 1887, Guy de Maupassant écrit [2] : « ….On aperçoit dans la plaine basse les hautes arches d’un aqueduc à moitié détruit, coupé par places, et qui allait, jadis, d’une montagne à l’autre. C’est l’aqueduc de Carthage dont parle Flaubert dans Salammbô. » Rome a aussi légué aux Tunisiens les citernes souterraines pour recueillir l’eau de pluie encore en usage aujourd’hui dans les maisons traditionnelles. A Dougga, à 120 km à l’ouest de Carthage, les ruines de la ville montrent à côté d’un bel amphithéâtre, des bains publics, des rigoles et un système d’évacuation des eaux usées.
Quant aux Arabes, ils érigèrent la ville de Kairouan au VIIIe siècle dans une zone de steppe semi-aride pratiquement sans eau potable. En 741, le calife de Damas ordonna la construction d’une quinzaine de réservoirs d’eau alimentés par l’ouèd Marguellil. Deux bassins dits des Aghlabites ont traversé les siècles et sont considérés comme des installations hydrauliques majestueuses, les plus importantes du Moyen-Age. L’ensemble couvre une superficie de 11 000 m2 et peut renfermer 50 000 m3. A. Papadopoulo écrit [3] : « Ce réservoir est une magnifique illustration de la théorie des carrés tournant dans un cercle, puisque c’est un polygone de 48 côtés et de 128 mètres de diamètre. Le bassin de décantation est, lui, un polygone de 17 côtés. »
Lorsque la France fit de la Tunisie un protectorat le 12 mai 1881 après une résistance acharnée de la part des habitants de Sfax, Bizerte et autres, l’eau fut la cause de la première manifestation de colère des Tunisiens en 1885. Soutenu par le Résident général de France à Tunis, sur ordre de Paris, le frère de Jules Ferry mit la main sur la société concessionnaire de la distribution de l’eau de la capitale, alors qu’un groupe tunisien avait encore le droit de l’exploiter pour neuf ans [4].
En fait, les ressources du pays sont très modestes, pour ne pas dire rares, très fragiles et très convoitées. Mais, de tout temps, le peuple tunisien s’en est tiré « avec une gestion sociale très subtile de la rareté » [5] et grâce des techniques empiriques héritées des Byzantins, des Romains, des Arabes et du savoir-faire berbère : puits, citernes, sedd, terrasses et banquettes, captage des sources (en usage dans la palmeraie de Tozeur jusqu’en 1988), jsours, meskats, mgouds, tabias… - ouvrages polyvalents qui ont servi l’agriculture et les campagnes, adaptation précoce à la forte irrégularité spatiale et temporelle de l’eau. Le proverbe local ne compte-t-il pas d’abord sur le travail et la sagacité du Tunisien lui qui dit : « La différence entre un jardin et le désert ce n’est pas l’eau, c’est l’homme » ?
Pluviométrie erratique et répartition spatiale inégale de l’eau
Comme pour d’autres pays méditerranéens, la pluviométrie en Tunisie est très variable et va de 1500 mm à 50 mm. Les deux tiers du pays reçoivent moins de 350 mm et plus du tiers reçoit moins de 100 mm. De plus, les précipitations se concentrent sur un court laps de temps [6] : moins de deux mois pour les trois quarts du pays. Par endroits même, les averses violentes et de courte durée provoquent des écoulements importants et une érosion hydrique intense qui emportent l’humus et augmentent l’envasement de certains des 54 barrages tunisiens. La grande irrégularité de ces précipitations se manifeste tant sur les quantités que sur l’intensité du régime des pluies et les dates de début et de fin de la saison des pluies. L’évapotranspiration reste forte, d’où un bilan hydrique climatique annuel généralement déficitaire.
Du reste, le réseau hydrographique reflète la modestie de la pluviométrie. Outre la Medjerda qui prend sa source en Algérie (450 km et un débit de 1000 m3/s), les cours d’eau pérennes se comptent sur les doigts de la main. Le pays n’a que des ouèds généralement intermittents. Il en résulte qu’en 2010, le Tunisien ne disposait que de 450 m3/an, une des moyennes les plus basses du bassin méditerranéen.
La caractéristique importante du pays est d’abord une répartition spatiale très inégale des ressources hydrauliques. Les régions productrices et excédentaires en eau se situent au Nord-ouest, dans le Tell septentrional, dans la Dorsale… Cette eau est largement exportée - via de grands systèmes de transfert - vers les grands centres urbains et les activités grandes consommatrices comme le tourisme, les industries alimentaires, l’agriculture irriguée, toutes situées essentiellement dans la Tunisie littorale : le Sahel, le Cap Bon, le grand Tunis, Sfax… Mais le pays accuse une répartition géographique paradoxale reflétant de graves disparités régionales. Neuf gouvernorats sur les 24 que compte la Tunisie fournissent 60% des eaux mobilisables mais ont un taux de branchement inférieur à la moyenne nationale. En 2013, le taux de desserte de la société nationale des eaux, la SONEDE, est de 100% pour les villes et de 93,9% pour les campagnes, alors que le taux de branchement en milieu urbain est de 99,5 % et de 46,1% en milieu rural. En milieu rural, outre la SONEDE, l’eau est du ressort des GDA (Groupement de Développement Agricole).
L’opposition, sous Ben Ali, a souvent soulevé la question de l’eau mais sa voix était étouffée [7]. Depuis la Révolution, les Tunisiens découvrent que 300 écoles sur les 2735 écoles rurales du pays n’ont pas d’eau potable [8]. Pourtant, le régime de Ben Ali avait contraint les Tunisiens à verser de l’argent au compte « 26-26 » pour améliorer les conditions de vie des zones « d’ombre », c’est-à-dire les zones reculées de l’Ouest et du Nord-ouest essentiellement. En fait, cette manne a atterri sur les comptes secrets des paradis fiscaux de la famille de Ben Ali et de ses proches [9].
Surexploitation des ressources hydriques
Le potentiel hydrique conventionnel mobilisable de la Tunisie est de 4840 millions de m3. Il est mobilisé à 87%. Les eaux de surface représentent 56% du total soit 2700 m3. 35% proviennent de la Medjerda et le reste des nappes phréatiques. Le pays compte plus de 500 lacs collinaires, plus de 2500 ouvrages de recharge de la nappe et un millier d’unités d’épandage de crues. Ces réalisations ont cependant permis la sédentarisation des pasteurs de la steppe grâce aux périmètres irrigués à Kairouan, Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa…. Habib Bourguiba Jr, plusieurs fois ministre, explique ainsi la politique hydraulique de son père au lendemain de l’indépendance acquise en 1956 : « Parce que la Tunisie est essentiellement un pays agricole, on a adopté une politique systématique de construction de barrages. Toute l’économie rurale dépendait des pluies et, par conséquent, les barrages de retenue des eaux ont certainement atténué la gravité des effets des inondations de 1969, et permis l’irrigation de grandes étendues, jusque-là stériles. Un des derniers ouvrages importants a été le Canal de l’Amitié construit grâce à l’aide de la Chine, entre le lac Ischkeul et le Cap Bon… La politique de l’eau… a permis grâce aux barrages et aux lacs collinaires de faire échapper en bonne partie l’agriculture aux aléas de la nature et aux caprices de la météo [10]. »
Mais Bourguiba Jr ne dit mot de l’injustice que constitue cette exportation de l’eau du Nord-ouest vers le Cap-Bon, exportation qui ne rapporte rien aux habitants de la région. Celle-ci est encore aujourd’hui délaissée.
Si le Nord de la Tunisie est le dispensateur de ses eaux de surface, le Sud est le royaume des aquifères profonds du Continental Intercalaire et du Complexe Terminal, qui intéressent aussi la Libye, l’Algérie et le Sahara septentrional. On compte 280 nappes profondes dont 43% du volume n’est pas renouvelable. Sur 215 nappes cependant, seule une petite douzaine accuse une salinité inférieure à 1,5 g/l soit 22,3 millions de m3 situées dans la région de Kasserine. 4600 forages fournissent 1400 millions de m3 dont 75,6% vont aux usages agricoles. On compte 130 000 puits de surface dont 66% sont équipés de motopompes. Il y a trois décennies, ces puits étaient artésiens. « La baisse du niveau piézométrique a entraîné la disparition de l’artésianisme », affirment les chercheurs [11], et ce, du fait de l’extension importante des périmètres irrigués et des activités touristiques qui ont débuté en 1980. On a ainsi sollicité fortement les nappes profondes du Complexe Terminal du Sud, qui fournit 80% des besoins en eaux domestiques et agricoles.
Ainsi, on devait vite atteindre les limites de cette politique de l’offre – mise en place par le Code des Eaux promulgué en 1975 - dès les années 1990 : surexploitation d’un grand nombre de nappes phréatiques (de moins de 50m) et profondes pour l’irrigation des cultures maraîchères, l’arboriculture, les céréales et l’élevage en vue de la production laitière (notamment dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, d’où est partie la Révolution de 2011 et les hautes steppes subarides), la salinisation de certaines portions de ces dernières, la salinisation des sols dans les périmètres irrigués (plus de 400 000 ha soit près de 10% de la surface agricole utile) mal drainés, l’urbanisation rapide et l’élévation du niveau de vie, la diminution de la capacité de transport des cours d’eau à l’aval des grands barrages, l’envasement et la diminution progressive de la capacité des barrages-réservoirs, la forte demande du secteur économique : phosphates, industries chimiques de Gabès, tourisme. Sans oublier le facteur démographique !
Le pays approche ainsi à pas de géant de la mobilisation totale des ressources hydriques.
Mais il faut aussi insister sur la persistance des écarts entre le littoral et l’intérieur. Quatorze gouvernorats dont 9 gouvernorats côtiers bénéficient d’un taux de branchement dépassant nettement la moyenne. Cette donnée géographique révèle une discordance nette et manifeste avec la répartition spatiale des ressources. Par contre, dans les dix gouvernorats qui totalisent près de 62% des eaux mobilisées, le taux de branchement est inférieur à la moyenne nationale. C’est le cas des gouvernorats du Centre-Ouest, du Nord-Ouest et de Bizerte. Un ancien ministre de Bourguiba, devenu par la suite grand banquier, écrit : « La Révolution est partie des régions les plus déshéritées de la République. Ces régions ont été négligées surtout depuis les deux dernières décennies. » Et d’expliciter que la région du Sahel, entre les villes de Sousse et Monastir, celle de Bourguiba et de Ben Ali, est aussi celle qui a fourni les responsables de cette politique spoliatrice : « Le ‘pouvoir’ était concentré entre les mains d’une seule personne et pour l’essentiel dans une région du pays sur un rayon d’à peine 20km de son centre… Le régionalisme est surabondant chez ceux qui gouvernent et qui ont privilégié leurs régions de manière ostensible. L’unité du pays en a souffert. La révolution qu’on vient de vivre l’a démontré suffisamment. Ce sont les régions déshéritées qui ont explosé les premières, le despotisme féroce des vingt dernières années ayant semé le désespoir et fait éclater la colère des populations [12]. »
Le terrible legs de la dictature
L‘éditorialiste du grand quotidien francophone La Presse de Tunisie écrivait récemment : « L’ancien régime a mobilisé beaucoup de ressources pour cacher la misère, on le sait bien. »
Depuis la chute du régime de Ben Ali et sa fuite le 14 janvier 2011, on ne compte plus les routes (et même les autoroutes) coupées, les manifestations, les sit-in, les grèves pour exiger de l’eau pour tel village, tel hameau ou telle école. Comme on ne compte plus les canalisations saccagées, les vols d’eau, les forages et les puits illégaux. Au Sud, à Tataouine, on est revenu aux querelles d’antan sur l’eau et les pâturages sur les terres anciennement « socialistes » des années 1960. La question de l’eau est quasi quotidiennement soulevée dans les médias. On se plaint de la qualité de cette eau, du prix du m3, des coupures intempestives comme celles qui ont émaillé l’été 2014. A l’heure actuelle des campagnes sont lancées, au plan national, pour l’eau dans les écoles rurales, contre l’hépatite A et la typhoïde transmises par les eaux souillées ou d’autres maladies hydriques [13].
La nouvelle Constitution, promulguée le 27 janvier 2014, proclame en son article 44 : « Le droit à l’eau est garanti. La préservation de l’eau et son utilisation rationnelle sont un devoir pour l’État et la société. »
Mais les moyens de l’État ne sont pas encore en mesure de concrétiser les dispositions de cet article. La volonté politique doit être au rendez-vous. Pierre Puchot relève qu’à Kasserine - « zone d’ombre » et épicentre de la Révolution avec Sidi Bouzid -, « l’extrême pauvreté de la région ne se discute pas. Plusieurs milliers habitants partent de zéro : ils n’ont rien, ni eau, ni électricité, ni accès à un transport public… » Le gouverneur de Kasserine, lui confie : « Kasserine a été négligé depuis l’indépendance… Des choix politiques ont été faits, on a misé sur les régions côtières et du Nord. On en paie le prix fort aujourd’hui. Rien n’est à la hauteur. L’eau surtout. Pensez que des milliers de familles n’ont pas l’eau courante. Nous avons entamé douze forages, c’est la base si nous voulons développer l’agriculture, 80% des terres ici sont des terres agricoles, en majorité en jachère [14] ! »
C’est la feuille de route pour Kasserine comme pour les autres régions « oubliées ». La question de l’eau doit être traitée de manière transparente et démocratique dans la Tunisie post-Révolution, loin de la marginalisation et des baronnies régionales.
Quoiqu’il en soit, - en dépit de multiples aides internationales - les Tunisiens doivent d’abord compter sur eux-mêmes comme ils l’ont toujours fait à travers leur histoire séculaire pour résoudre le lancinant problème de l’eau.
Larbi Bouguerra
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Photo : Dennis Jarvis CC