Ce chapitre examine les alternatives au modèle actuel de gestion de l’eau en Malaisie. L’exemple de la Perbadanan Bekalan Air Pulau Pinang (PBA), dans l’État de Penang, pourrait être imité par d’autres fournisseurs d’eau publics. Elle pourrait en particulier servir de base à l’établissement et à l’organisation d’un partenariat public-public au niveau national. L’expérience de la PBA en matière de gestion de l’eau fait figure d’alternative concrète à la privatisation et son existence constitue à elle seule un argument fort contre les velléités du gouvernement malaisien de céder la gestion de l’eau à des intérêts privés [1].
Pourquoi l’expérience de la PBA en matière de gestion de l’eau dans l’État de Penang devrait-elle servir de base pour organiser un partenariat public-public ou une autre forme d’arrangement à l’échelle nationale ? Pour le moment, Penang jouit d’un des prix de l’eau les plus bas du pays [2], et même du monde [3]. Une étude comparative de 1999 sur les coûts de l’eau dans 65 villes de 38 pays d’Asie, d’Europe, d’Afrique et des États-Unis indiquait en effet que Penang avait les tarifs d’eau les plus bas.
La PBA a également enregistré les profits les plus élevés de tous les fournisseurs d’eau du pays. Ces dernières années, la société a généré des profits record qui atteignent 40 à 50 millions de MYR (soit 12 à 15 millions de US$). De plus, l’eau est disponible 24 heures sur 24 pour environ 99% de la population de l’État. Situé à 18% (un objectif atteint en 2005, un an plus tôt que prévu), le taux de perte d’eau est le plus bas du pays. La PBA espère avoir réduit ce taux à 15% en 2010.
Le ratio employé-connection est d’environ 1 pour 373. Le taux de facturation et de recouvrement des coûts s’élève à 99%, un autre record national. La marge d’exploitation de 50% doit beaucoup au faible taux de perte et au très bon taux de recouvrement des coûts. En outre, Penang est le seul état du pays à offrir un prêt sans intérêt de 1 000 MYR (300 US$) aux communautés pauvres pour qu’elles puissent être raccordées au réseau. La PBA est le seul fournisseur en eau du pays qui puisse se targuer de disposer de liquidités à hauteur de 223 millions MYR (67 millions de US$).
Actuellement, Penang affiche donc un succès remarquable avec un taux d’accès à l’eau potable de 99%, au plus bas pris du pays, avec un taux de recouvrement de 98%. Il est important de noter que ce niveau de recouvrement des coûts a pu être atteint sans hausse de tarif significative et en présence d’un système de subventions et de « subventions croisées » au bénéfice des plus modestes [4]. Cela a pu se faire parce que les profits étaient réinvestis et que les nouvelles infrastructures étaient entièrement autofinancées [5].
Quels sont les facteurs critiques qui ont permis le succès de ce modèle de gestion de l’eau ? Tout d’abord, une équipe gestionnaire vouée à l’excellence administrative et un service public orienté vers les usagers ont contribué à mettre en place les conditions d’une gestion efficace du réseau d’eau de l’État. L’attachement aux valeurs du service public imprime fortement sa marque sur les modes de gestion, les procédures opérationnelles et la qualité du service fourni par l’organisation. Des entretiens réalisés avec des employés, les syndicats et le personnel de direction ont montré qu’une éthique de l’excellence dans le service public a été inculquée à tous les niveaux de l’entreprise. En fait, le fait de travailler pour et de servir le rakyat (le peuple) a été parfaitement intériorisé par le personnel, et représente un atout essentiel pour l’organisation. Il semble qu’il y ait un véritable engagement du personnel en faveur d’une culture du travail qui promeut l’excellence du service rendu.
Deuxièmement, les entretiens indiquent que, depuis 1973, la Penang Water Authority fonctionne de manière autonome et sans aucune ingérence politique de l’État, bien que le service de l’eau ait dû se conformer aux politiques fédérales en matière de recrutement du personnel. Les décisions quotidiennes d’exploitation et de gestion de la PBA, y compris les politiques menées, n’ont été aucunement entravées par des interférences politiques. Par conséquent, cette entreprise publique de l’eau a pu se concentrer sur sa mission de base et sur le maintien d’un équilibre entre rentabilité et intérêt public. Dans cet environnement institutionnel favorable, l’équipe dirigeante a pu formuler des projets et des décisions sans craindre de contrarier un politicien ou risquer une mutation ou une sanction, ce qu’on ne peut pas dire de la plupart des fournisseurs officiels d’eau en Malaisie. Les politiciens se sont conformés aux conseils professionnels des dirigeants.
Les entretiens avec des membres de la direction aujourd’hui à la retraite montrent eux aussi que les hommes d’État ne se sont pas mêlés de l’activité quotidienne de la société et n’ont pas influencé ses prises de décisions. En fait, à en croire ces entretiens, les cadres de la PBA exercent leurs responsabilités et leurs devoirs de manière professionnelle et sont dirigés par une équipe de direction visionnaire dévouée au service public. En ce sens, la PBA est une organisation purement administrative immune de toute usurpation politique.
Troisièmement, en 1973, la Penang Water Authority a adopté une stratégie qu’elle a caractérisée comme « perspective commerciale complétée par des obligations sociales ». Cela devait se traduire par une augmentation du taux d’accès à l’eau à des prix abordables, tout en assurant un taux élevé de recouvrement. Une telle démarche était garante d’un accès universel à l’eau tout en rendant le service de l’eau rentable et efficient au regard des coûts. La PBA opta pour une technologie appropriée aussi bien pour étendre l’accès à l’eau que améliorer le taux de recouvrement. Les dirigeants supérieurs ou à la retraite ont tous déclaré que l’adoption par la PBA de la stratégie de « perspective commerciale complétée par des obligations sociales » prônée par la Penang Water Authority au début des années 1970 a constitué le facteur décisif qui a permis à la PBA d’atteindre ses objectifs : un approvisionnement en eau à la fois rentable et socialement responsable.
L’adoption d’une perspective commerciale impliquait que l’organisation veille à une certaine rigueur budgétaire, adopte un système de comptabilité commerciale, fasse réaliser des audits internes et externes, mette le client au centre du service, clientèle, un suivi précis des paiements, de la facturation et de l’encaissement. Cela impliquait également de développer un système intégré d’information fiable et précis sur les données clients et le fonctionnement des infrastructures du réseau. Celui-ci devait entre autres permettre de tenir un registre exact ou d’identifier les fuites selon les zones géographiques. Cela exigeait en outre de mettre en place une détection des fuites et un système de réparations. Fondamentalement, une perspective commerciale revenait à diminuer les coûts et à améliorer le taux de recouvrement. Enfin, la corruption et les abus de pouvoir n’étaient ni structurels ni même courants au sein de la PBA, bien que quelques ingénieurs aient été soupçonnés de corruption en 1996.
Quatrièmement, les rivalités entre partis politiques, complétés par la vigilance du public, semblent avoir été un autre facteur qui a obligé cette structure publique à rechercher l’efficacité, la transparence et la responsabilité. La concurrence politique entre les divers partis, tout particulièrement entre les partis de l’alliance au pouvoir, a contribué à garantir l’efficacité du système d’approvisionnement en eau et la transparence et le sérieux du service rendu. Des entretiens avec les dirigeants, des employés et des ONG suggèrent que cette rivalité politique, tout particulièrement entre le Gerakan et l’Association Chinoise Malaise (MCA), s’est traduit par des niveaux sans précédent de surveillance et d’exigence de transparence et de responsabilité pour toutes les entreprises publiques ou liées à l’État, telles que la PBA et la Penang Development Corporation, la structure d’investissement de l’État.
De même, la pression politique exercée par le Parti d’action démocratique (DAP), situé dans l’opposition, et par l’UMNO, un partenaire de la coalition au pouvoir qui lorgne depuis un certain temps vers la présidence de la PBA, a fortement contribué à l’amélioration des résultats, de l’efficacité, de la transparence et de la responsabilité de la PBA. Bref, il semble que la compétition politique ait imposé une plus grande exigence en termes de transparence, de responsabilité et d’efficacité, à un niveau que ne connaissaient pas les services publics de nombreux autres États du pays.
Depuis 2001, la PBA est sur le plan légal une entité privée, dont l’État de Penang garde toutefois la propriété et le contrôle. Le gouvernement de l’État est propriétaire de 75% des capitaux de la société. Le reste est détenu par les employés de la PBA, les usagers de la PBA à Penang, et le grand public [6]. Alors que la PBA, en termes opérationnels, est financièrement et structurellement indépendante du gouvernement de l’État, la population considère que la PBA relevant l’État ; c’est pourquoi ses performances font l’objet d’un examen minutieux de la part des différents partis politiques, des ONG et des consommateurs.
La PBA offre des tarifs comparativement plus bas que ceux d’autres fournisseurs privatisés du pays, comme la Syarikat Air Johor Holding Sdn Bhd (SAJH), filiale à 100% de Ranhill Utilities. La SAJH s’est vue céder le droit d’assurer le service de l’eau dans l’État de Johor pour une durée de 30 années à compter de l’an 2000. La SAJH facture aux consommateurs 30 sen (0,09 US$) pour une consommation située entre 0 et 15 mètres cubes et 95 sen (0,29 US$) pour une consommation située entre 16 et 30 mètres cubes. La PBA fait payer aux consommateurs 22 sen (0,07 US$) par mètre cube entre 0 et 20 mètres cubes, et 42 sen (0,13 US$) pour une consommation située entre 21 et 40 mètres cube. Les tarifs de la PBA pour les consommations allant de 0 à 40 mètres cubes n’ont pas changé depuis 1993, en dépit de la privatisation de 2001 ; tandis que la SAJH a augmenté le prix de l’eau de 40% le 1er janvier 2001, et qu’une augmentation ultérieure a eu lieu en 2003 [7]. Il est intéressant de noter que les tarifs de l’eau avaient été révisés en 2003, avant l’expiration du délai obligatoire de trois ans [8]. En tout, au cours des 13 dernières années, les tarifs de l’eau ont augmenté de 82% dans l’État de Johor [9]. La SAJH a en effet profité de sa position de monopole pour augmenter les tarifs de l’eau afin de consolider la valeur de ses actions, et par là ses bénéfices. En revanche, la PBA, fidèle à son approche « publique bien que privée » n’a pas traité l’eau comme n’importe quelle autre matière première génératrice de revenus. Elle a réinvesti ses bénéfices et maintenu des tarifs très abordables afin de garantir un accès universel et équitable.
La PBA risque d’être confrontée dans l’avenir à plusieurs problèmes. La compagnie doit accorder plus d’importance à la conservation des ressources hydriques du fait de la demande croissante d’eau dans l’État, alors que d’ores et déjà 80% de l’eau avant traitement provient de l’extérieur ses frontières. Il lui faut afficher et protéger ses bassins de captage, qui intéressent fortement les investisseurs privés, pour des projets d’agrobusiness ou autres.
Un autre problème sérieux est le risque que l’entreprise, bien que 75% de son capital soit public et qu’elle soit actuellement sous le contrôle du gouvernement de l’État, soit finalement rattrapée par son statut d’entité privatisée. Plusieurs parties prenantes ont suggéré que l’engagement du fournisseur d’eau à maintenir une approche « publique bien que privée » risque de ne pas être honoré si le gouvernement change de bord politique [10]. Un fournisseur de services privatisé est exposé à un rachat par des sociétés étrangères de par l’Accord Général sur le Commerce et les Services (GATS), un accord commercial international destiné à contrôler et réglementer le commerce des services, dont l’eau.
Pour conclure, l’expérience de la PBA réfute la notion largement répandue que les services d’eau gérés par les États sont nécessairement inefficaces et déficitaires. En fait, la PBA est un fournisseur d’eau performant qui génère des bénéfices sans imposer de recouvrement intégral des coûts à chaque usager individuellement, un succès qui met sens dessus dessous la logique de privatisation. Pour la Malaisie et le monde en développement, le défi serait de tirer les leçons de l’expérience de la PBA à travers des partenariats public-public, capables de maintenir le secteur privé à l’écart de la gestion du service de l’eau.
Cet article a été publié pour la première fois en 2005, dans l’édition originale de ‘Reclaiming Public Water’.