Préface à l’édition française

Le livre que vous tenez entre les mains est le produit d’un long et excitant voyage entrepris collectivement il y a six ans par des militants, des syndicalistes, des chercheurs et des dirigeants progressistes de services publics de l’eau. À l’origine de ce voyage, la décision prise conjointement, sous une tente, durant le Forum social mondial de Mumbai en janvier 2004, de d’élaborer ensemble un ouvrage sur les alternatives à la privatisation. Le livre fut lancé un an plus tard à Porto Alegre, au Brésil, lors du Forum social mondial suivant. Il apparut d’emblée qu’il constituait une source d’inspiration inestimable pour de nombreux acteurs tout autour de la planète. Les premières traductions parurent avant la fin de cette même année 2005, et depuis lors, il a été publié en 13 langues, dont l’espagnol, le hindi, le chinois et l’indonésien. Nombre de ces traductions furent lancées à l’occasion d’événements publics associant une partie des auteurs. À l’occasion de chacune de ces nouvelles éditions, des chapitres additionnels furent ajoutés, présentant des efforts récents pour améliorer le service public de l’eau et garantir l’eau pour tous. Ces nouvelles contributions furent systématiquement publiées, en anglais et en espagnol, sur le site web du Transnational Institute [1]. S’est ainsi constitué un catalogue en augmentation constante d’exemples de processus de réforme riches d’enseignement. L’ouvrage est ainsi devenu un document vivant, support d’un processus d’échange et d’apprentissage collectif.

De cette expérience et de la vision partagée qui en est résultée est né le réseau « Reclaiming Public Water » (« Récupérer l’eau publique »). Ce réseau de soutien au mouvement global de résistance à la privatisation et en faveur de l’eau publique pour tous est un espace ouvert et horizontal, qui en est rapidement arrivé à jouer un rôle crucial dans la promotion d’alternatives à la privatisation, en particulier en termes de démocratisation et de réformes visant à améliorer la gestion publique de l’eau. En février 2010, une assemblée mondiale réunit à Bruxelles environ 80 dirigeants d’entreprises publiques, syndicalistes, militants et chercheurs du monde entier pour réfléchir aux prochaines étapes à franchir pour le réseau. La diversité – manifeste lors de la rencontre de Bruxelles – constitue une caractéristique fondamentale du réseau, lequel se nourrit des perspectives et des expériences de différents acteurs luttant pour la démocratisation de la gestion de l’eau dans les villes et les villages du monde.

La présente édition contient huit chapitres nouveaux, remplaçant des contributions antérieures qui restent accessibles en ligne [2]. Le chapitre conclusif « Renforcer la gestion de l’eau comme bien public – Propositions pour aller de l’avant », produit d’une discussion collective entre les auteurs, demeure inchangé ; de manière remarquable, sa pertinence n’a pas été altérée par les cinq années qui se sont écoulées depuis sa rédaction. Il y a cependant eu, à l’évidence, des évolutions significatives au cours des dernières années, dont certaines auraient été difficiles à anticiper. Les lignes qui suivent visent à donner un aperçu de ces nouvelles tendances, qui sont présentées et analysées avec davantage de précision dans les nouveaux chapitres de cette édition française.

Un thème commun à un grand nombre des nouvelles contributions est l’importance cruciale de la démocratisation pour améliorer la gestion publique de l’eau. Le potentiel, pour la réforme des services publics de l’eau, du renforcement de la participation citoyenne et de manière générale de l’obligation à rendre des comptes est de mieux en mieux reconnu. On en trouve des exemples aussi bien en Inde, en Bolivie et au Pérou qu’en Espagne ou en Italie. Dans la ville espagnole de Cordoue, les citoyens participent activement aux prises de décisions relatives à la gestion de l’eau – ce qui explique l’excellente qualité du service de l’eau dans cette ville. Dans la région italienne des Abruzzes, par contraste, la gestion publique de l’eau souffre du sous-investissement et du taux très élevé de pertes sur les réseaux qui en résulte, mais également d’une sérieuse absence de responsabilité et de réactivité vis-à-vis des citoyens. Dans leurs campagnes pour une gestion durable de l’eau au niveau de la région, les mouvements citoyens des Abruzzes ont pu s’inspirer des formes démocratiques de planification des investissements mises en œuvre à Porto Alegre et ailleurs en Amérique latine.

Dans l’État indien du Tamil Nadu, une réforme visant à démocratiser la gestion du service a mené à des améliorations impressionnantes de l’approvisionnement en eau pour des centaines de milliers de personnes résidentes de villages auparavant négligés par la compagnie locale de l’eau, la TWAD. À l’initiative du « Groupe de gestion du changement », les ingénieurs de la TWAD ont développé une nouvelle approche consistant à travailler sur un pied d’égalités avec les usagers ruraux de l’eau afin d’identifier des solutions durables et de faible coût aux problèmes d’eau. En accordant la priorité aux besoins des groupes les plus marginaux, et en laissant aux communautés des responsabilités clés dans la gestion de leurs systèmes d’eau, cette démocratisation a permis un accès à l’eau plus durable et plus efficace, sur la base de tarifs abordables.

Le nouveau chapitre sur Cochabamba revient sur une lutte désormais très célèbre menée en faveur de l’eau publique. La multinationale états-unienne Bechtel fut forcée de quitter la ville, suite à des hausses de tarif vertigineuses et à une gestion calamiteuse, lors de la « guerre de l’eau » en 2000. Les mouvements citoyens qui contraignirent Bechtel à la fuite insistèrent pour que le SEMAPA, entreprise remunicipalisée de l’eau, soit radicalement démocratisée afin de servir plus efficacement les citoyens, particulièrement dans les quartiers les plus pauvres. Certaines avancées ont été obtenues, et le SEMAPA a accepté de travailler, dans le cadre d’un véritable partenariat entre secteur public et communautés, avec les « comités de l’eau » des zones périurbaines pour étendre l’accès au réseau des pauvres non desservis. Toutefois, l’absence de soutien de l’élite politique locale, conjuguée à une série d’autres facteurs, a entraîné des obstacles sérieux à la mise en œuvre du nouveau modèle d’implication de la population et de contrôle démocratique souhaité par les mouvements progressistes de Cochabamba.

Au cours de ces dernières années, les partenariats public-public ont émergé comme alternative prometteuse à la privatisation, offrant une perspective pour accélérer l’amélioration des systèmes publics d’approvisionnement. Un partenariat public-public fut initié en 2006 entre l’entreprise de l’eau de la province de Buenos Aires, tout juste revenue dans le giron public, et l’entreprise publique de l’eau SEDAM de Huancayo au Pérou. Face aux projets du gouvernement de privatiser la SEDAM, des groupes de citoyens et des syndicalistes avaient réussi à convaincre la municipalité et l’entreprise publique de s’engager plutôt dans un projet de partenariat public-public. Un projet détaillé fut élaboré à travers lequel le partenariat public-public aurait pu permettre de surmonter les nombreux et sérieux problèmes de gestion de l’eau dont souffre la ville, parmi lesquels le taux de fuite très élevé et l’absence de connexion au réseau dans de nombreuses zones de la ville. Malheureusement, la pression du gouvernement national finit par entraîner la suspension du partenariat. Malgré ce dénouement provisoire décevant, le partenariat public-public de Huancayo a néanmoins contribué à empêcher la privatisation. Il a également inspiré et contribué à la création de la Plateforme des Amériques pour les partenariats publics et communautaires, dans le cadre duquel a été négocié cette année un nouveau partenariat entre la compagnie d’État uruguayenne de l’eau OSE et le service de l’eau de Cusco au Pérou, SEDACUSCO.

Depuis la parution de la première édition de ce livre, des changements politiques majeurs sont intervenus dans plusieurs pays latino-américains comme la Bolivie, l’Uruguay et dans une moindre mesure l’Argentine. Dans chacun de ces pays, la colère populaire contre la privatisation de l’eau et ses conséquences a joué un rôle dans l’arrivée au pouvoir de gouvernements plus progressistes. Ces changements politiques ont également contribué à fermer la porte aux expériences de privatisation des années 90 et à ouvrir un espace pour de nouveaux modèles, davantage centrés sur les citoyens, de gestion publique de l’eau. Suite à son échec à apporter les améliorations et les investissments promis aux systèmes d’eau dont il avait la charge, le géant de l’eau Suez fut chassé d’Uruguay, de la capitale argentine Buenos Aires et des villes boliviennes de La Paz et El Alto en 2005-2006. Le sort réservé à Suez reflète un mécontentement généralisé à l’égard des multinationales de l’eau suite à la vague de privatisations impulsée par la Banque mondiale dans les années 1990. En dépit de leurs promesses mirifiques, les firmes privées de l’eau ont systématiquement échoué à améliorer ainsi qu’elles l’avaient promis l’accès à l’eau et à l’assainissement pour les populations les plus pauvres des pays en développement. Leur priorité a été la recherche du profit.

Il serait prématuré de conclure que les géants privés de l’eau ont abandonné leurs objectifs d’expansion au niveau mondial, mais leur départ de nombre de villes importantes au cours des cinq dernières années a ouvert un espace pour un changement progressif d’orientation du débat international sur l’eau. En outre, du fait des mobilisations et des campagnes de sensibilisation menées par la société civile, les syndicats ou les responsables progressistes de services publics, la reconnaissance politique de l’importance du secteur public et du potentiel des partenariats public-public a été grandissant. Après plus d’une décennie d’obsession des bailleurs de fonds pour la promotion du secteur privé, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un environnement international plus propice à la réussite du secteur public de l’eau. Cette évolution est aussi positive qu’elle était nécessaire, mais d’immenses défis restent devant nous.

Un pas important fut accompli en mars 2006 lorsque le Conseil consultatif des Nations unies sur l’eau et l’assainissement présenta une série de recommandations, dite « Plan d’action Hashimoto ». Le président du Comité, l’ancien Premier ministre japonais Ryutaro Hashimoto, déclara au cours de sa présentation : « Les services publics de l’eau assurent actuellement plus de 90% de l’approvisionnement en eau dans le monde. Une amélioration modeste de la performance des opérateurs publics aurait donc un impact immense sur la fourniture globale du service. » Parmi les recommandations figurait la mise en place d’un mécanisme de développement de « Partenariats entre opérateurs de l’eau ». Même si le terme de partenariat public-public n’était pas explicitement utilisé, l’intention était claire : améliorer la fourniture de services grâce à des partenariats entre entreprises publiques. Ce fut la première fois qu’une institution internationale de première importance apporta un soutien aussi explicite à une telle approche. À l’issue d’une bataille d’influence entre partisans des partenariats public-public et lobbyistes de la privatisation, il fut précisé que les « partenariats entre opérateurs de l’eau » devaient être strictement sans but lucratif, bien que les firmes privées n’en soient pas exclues. Ces partenariats furent accueillis avec enthousiasme par les militants pour le droit à l’eau qui jugèrent que cette initiative pouvait donner une impulsion considérable aux partenariats public-public et renforcer ainsi les efforts pour améliorer la performance des entreprises publiques de l’eau dans le monde entier. La mise en œuvre en fut laissée entre les mains de UN-Habitat et de l’Alliance globale pour les partenariats entre opérateurs de l’eau (Global Water Operator Partnerships Alliance, GWOPA), créée en 2009. Malheureusement, cette dernière entité est sous l’étroite dépendance des banques de développement régionales et des agences de développement des pays du Nord, qui sont connues pour leur détermination à promouvoir la privatisation et leur peu d’intérêt pour les solutions publiques. La Banque asiatique de développement, par exemple, semble ignorer purement et simplement le principe non-lucratif, interprétant à la place les Partenariats entre opérateurs de l’eau comme un moyen pour aider des firmes de l’eau sous propriété publique mais à orientation commerciale dans leur expansion internationale, de sorte qu’elles se transforment graduellement en entreprises multinationales.

De manière encourageante, la pression soutenue exercée par les groupes de la société civile et les syndicats, parmi lesquels ceux qui sont impliqués dans le réseau Reclaiming Public Water, a permis d’obtenir un soutien officiel pour les partenariats public-public, assorti d’engagements financiers, de la part des gouvernements britannique et néerlandais ainsi que de la Commission européenne, entre autres. Cette reconnaissance de l’importance des partenariats public-public n’est intervenue qu’après des années de campagnes et de pression politique contre l’utilisation de l’aide au développement pour favoriser la privatisation. La décision de la Commission européenne de mettre à disposition, pour la première fois de son histoire, des financements pour les partenariats public-public dans le secteur de l’eau dans le cadre de la nouvelle Facilité Eau UE-ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) fut une avancée particulièrement significative. Même si le montant de ces financements, 40 millions d’euros, est plutôt faible au regard de ce qui serait nécessaire pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement, cette nouvelle politique pourrait marquer la fin d’une période où l’Union européenne se faisait avant tout la promotrice d’une implication accrue du secteur privé comme unique solution aux problèmes de fourniture d’eau en Afrique et dans le Sud en général.

L’une des entreprises publiques de l’eau qui semble la plus décidée à renforcer son implication dans de tels partenariats public-public avec des opérateurs de l’eau du Sud est Eau de Paris, le service public de l’eau de la capitale française. L’eau à Paris a été remunicipalisée le 1er janvier 2010, après 25 années de gestion privée assurée par Suez et Veolia. C’est à Paris, considérée dans le passé comme le foyer de la privatisation de l’eau, que sont situés les sièges sociaux des deux géants de l’eau, ce qui ne manque pas de faire du retour de cette ville à une gestion publique de l’eau un signal symbolique d’une portée considérable. Le chapitre de ce livre rédigé par Anne Le Strat, présidente d’Eau de Paris, illustre de manière fascinante les améliorations qui peuvent être obtenues rapidement grâce à la remunicipalisation. Paris est l’exemple le plus remarquable, mais la remunicipalisation de l’eau progresse en France et ailleurs dans le monde, partout où la gestion privée de l’eau s’est révélée décevante, sinon désastreuse. On peut citer les exemples de Hamilton, Atlanta et Felton aux Etats-Unis, Dar-Es-Salaam et le Mali en Afrique, ainsi que de nombreuses villes latino-américaines, dont certaines ont déjà été évoquées précédemment.

En même temps, d’autres nouveaux chapitres inclus dans ce livre montrent que le processus de privatisation de l’eau est loin d’être du passé. De grandes villes marocaines telles que Casablanca, Rabat-Salé et Tanger-Tétouan offrent des exemples classiques de multinationales de l’eau qui brisent les promesses par lesquelles elles avaient obtenu leur contrat mais, s’étant assuré une position de force, apparaissent indéboulonnables en pratique. Le chapitre sur la Chine montre comment ce pays est devenu, au cours des cinq dernières années, le marché en croissance le plus important pour les multinationales de l’eau, et comment la privatisation a amené avec elles des hausses de prix aux dépens des pauvres.

Si ces quelques exemples démontrent que la privatisation au sens traditionnel des partenariats public-privé est encore forte, de nouvelles formes de privatisations, aussi inquiétantes que les précédentes, ont le vent en poupe. Il peut s’agir par exemple de contrats de gestion, par lesquels les firmes privées se voient offrir des profits garantis sans encourir aucun risque. Ce modèle, comme d’autres similaires, est promu par la Banque mondiale, qui a dû admettre à son corps défendant que ses recettes initiales de privatisations n’avaient pas amené les bénéfices escomptés. Cette institution est cependant très loin d’avoir abandonné ses instincts néolibéraux. Un autre type de contrat populaire parmi les multinationales de l’eau est le contrat BOT ou « build-operate-transfer » (« construction-exploitation-transfert »), tout aussi profitable et plus sûr politiquement. De nouveaux acteurs ont fait leur apparition sur le marché de la privatisation, parmi lesquels, ironiquement, certaines entreprises publiques ayant une stratégie d’expansion à l’étranger, où elles opèrent comme des firmes privées, appliquant les mêmes approches viciées que dans les autres formes de privatisation. Ce phénomène reflète une tendance aussi profonde qu’inquiétante à la commercialisation de l’approvisionnement public en eau, qui transforme les entreprises publiques en sociétés vouées au profit et dépourvues d’une véritable éthique de service public. Dans les zones rurales, la commercialisation de l’eau d’irrigation, là aussi promue par la Banque mondiale et les gouvernements du Nord, constitue une menace grandissante pour les petits agriculteurs.

Enfin, dès lors qu’il est question des nouvelles tendances de la privatisation, il est s’avère indispensable d’élargir la perspective, de nombreuses entreprises étant amenées à identifier l’eau comme une matière première d’importance stratégique. C’est le cas de géants biens connus des consommateurs comme Coca-Cola ou Nestlé, dont les ventes d’eau en bouteille explosent, les poussant à une politique agressive d’appropriation d’eaux souterraines. De même, pour les firmes agricoles ou agroalimentaires à l’origine du phénomène d’accaparement des terres dans les pays en développement, le contrôle de ressources en eau constitue souvent une motivation cruciale.

Ces tendances alarmantes ne font que souligner davantage l’importance de maintenir l’eau sous propriété et sous gestion publique, un défi qui dépasse largement le seul cas de l’approvisionnement urbain. La seule solution réaliste à la crise est d’améliorer la gestion publique de l’eau dans les villes et les campagnes de la planète. Or cet objectif ne peut être atteint qu’à travers un ambitieux programme progressiste de réforme, réorientant toutes les prises de décisions relatives à la gestion de l’eau à tous les niveaux de la société vers la durabilité écologique et la volonté de « desservir les non desservis ». La démocratisation de la gestion de l’eau, l’institutionnalisation du droit humain à l’eau et une allocation très significative de fonds publics constituent des conditions cruciales de mise en œuvre d’un tel programme, qui implique des changements radicaux d’approche au niveau des gouvernements, aussi bien au Nord qu’au Sud, ainsi que des institutions financières internationales.

Source de savoir et d’inspiration, ce livre montre à travers de nombreux exemples comment la crise de l’eau peut être surmontée grâce à la détermination politique et l’ouverture d’esprit nécessaires pour identifier des solutions centrées sur les usagers et les citoyens.

[1L’adresse de la page rassemblant toutes ces contributions et proposant des liens vers les différentes traductions est : http://www.tni.org/tnibook/reclaiming-public-water-2

[2Ces huit chapitres couvrent des expériences de coopératives en Bolivie, en Inde et en Argentine, de réforme des entreprises publiques en Colombie, de démocratisation du service de l’eau à Recife au Brésil, et enfin de mouvements anti-privatisation en Slovaquie, aux Philippines et au Mexique.

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