Les réformes du secteur de l’eau ont commencé à se mettre en place dans les années 1990, sur instigation de la Banque mondiale, avec une approche de privatisation. Ceci a apporté des améliorations par rapport à la situation qui prévalait à la fin des années 80. Mais par-delà ce constat, Elimane Diouf et Olivier Petitjean avancent qu’une solution de retour à la gestion publique semble seule de nature à poursuivre les progrès réalisés et à remédier aux problèmes structurels identifiés.
Le service de l’eau dans les villes sénégalaises est partiellement privatisé depuis 1996, sous la forme d’un contrat d’affermage entre l’État et la Sénégalaise des Eaux (SDE) dont le capital est détenu à 51% par la SAUR dénommée FINAGESTION depuis 2005 (une filiale du groupe Bouygues, quatrième entreprise mondiale du secteur de l’eau). La gestion de l’eau au Sénégal est souvent présentée comme un « partenariat public-privé » (PPP) exemplaire, notamment par la Banque mondiale qui, avec le Fonds monétaire international et les autres institutions financières internationales, s’efforce depuis plusieurs décennies de promouvoir diverses formes de privatisation de l’eau. Selon ces institutions, le contrat avec la SAUR aurait permis une amélioration significative de l’accès à l’eau pour les populations urbaines sénégalaises et expliquerait que le pays soit l’un des seuls du continent à être en bon chemin pour atteindre les Objectifs du millénaires pour le développement en matière d’accès à l’eau, du moins en milieu urbain.
Dans un contexte international marqué par des échecs retentissants et répétés des multinationales de l’eau qui ont cherché depuis les années 90 à s’implanter dans les villes du Sud de la planète, le cas sénégalais revêt donc un caractère emblématique pour les promoteurs des PPP. D’autant plus que le gouvernement sénégalais a récemment annoncé de manière unilatérale le non renouvellement du contrat qui le liait à la SDE et la passation en avril 2011 d’un appel d’offres en vue de la concession totale du service de l’eau à l’horizon 2012-2013.
Rappel du contexte
Le système de gestion de l’eau au Sénégal est issu d’une série de réformes entreprises au début des années 90 à l’instigation notamment de la Banque mondiale, qui s’inscrivent dans un contexte général de retrait de l’État des services essentiels. La réforme institutionnelle de 1996 a conduit à la création de trois structures en lieu et place de l’ancienne SONEES (Société Nationale d’Exploitation des Eaux du Sénégal) :
– La SONES (Société Nationale des Eaux du Sénégal), société de patrimoine chargée de promouvoir les investissements relatifs aux infrastructures et équipements ;
– La SDE (Sénégalaise des Eaux), la SDE est une société privée créée avec la participation d’un partenaire stratégique étranger (la SAUR qui détient 51% du capital), de privés nationaux, (39% du capital), du personnel de SDE (5% du capital), et de l’État du Sénégal (5%). La SDE est chargée de l’exploitation technique et commerciale du service d’approvisionnement en eau potable. Elle opère sous un contrat d’affermage de 10 ans avec l’État du Sénégal et d’un contrat de performances techniques et commerciales. Arrivé à échéance en 2006, son contrat a été prolongé par avenant jusqu’en 2011.
– L’ONAS (Office National de l’Assainissement du Sénégal) est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) chargé du développement et de l’exploitation des infrastructures et équipements du secteur de l’assainissement collectif et autonome des eaux usées et excréta et du drainage des eaux pluviales.
La loi sur le service public de l’eau potable et de l’assainissement (LPSEPA) collectif, promulguée en 2008, a fixé le cadre juridique du service public de l’alimentation en eau potable et de l’assainissement et précisé la politique de l’État pour développer le dit service public. Dans le cadre de cette loi, l’État détient l’Autorité délégante du service public de l’eau. Il assume vis à vis de la collectivité la responsabilité ultime de la gestion, de la maintenance et du développement des installations d’eau ainsi que, de manière générale, de toute activité nécessaire à leur fonctionnement adéquat. Les opérateurs sectoriels de l’eau sont la Société Nationale des Eaux du Sénégal (SONES), la Sénégalaise Des Eaux (SDE), les Collectivités locales et les associations de consommateurs exercent un contrôle direct sur la qualité du service public et sont étroitement associées à la mise en œuvre des programmes à caractère social. Un comité interministériel de suivi désigné par décret est chargé de la régulation contractuelle des secteurs de l’eau et de l’assainissement en milieu urbain (contrôle et suivi des contrats, arbitrage).
Cette configuration va évoluer prochainement dans le cadre des réformes dites « de troisième génération ». En effet, le gouvernement a annoncé de manière soudaine que le contrat ne serait pas renouvelé et qu’un appel d’offres serait lancé en avril 2011 pour le choix d’un nouvel opérateur, dans le cadre d’une « concession totale, c’est-à-dire une personne morale qui ne se limitera plus à distribuer l’eau et la facturer, mais qui va réaliser des investissements ». Un avenant de prolongation du contrat avec la SDE jusque fin 2012 a été signé, sans que le gouvernement donne plus de détails sur ses projets ni sur le chronogramme de la réforme qu’il envisage.
Dans le cadre d’une concession, contrairement à un contrat d’affermage, la société privée (dans la plupart des cas un des grands groupes mondiaux de l’eau) est responsable, pour une durée déterminée, généralement comprise entre 15 et 25 ans, de la gestion, du renouvellement et de l’extension des infrastructures et équipements du service de l’eau, et doit trouver elle-même les financements et réaliser les investissements. La propriété des nouvelles infrastructures est souvent laissée temporairement à la société privée, selon la nature du contrat. L’opérateur privé doit se rémunérer et financer les investissements à travers la vente du service, en l’occurrence la facturation de l’eau.
Quelle est la réalité des avancées réalisées depuis 1996 ?
C’est une stratégie habituelle des promoteurs des partenariats public-privé dans le domaine de l’eau que de commencer par une forme « douce » de privatisation comme l’affermage pour mieux faire accepter plus tard, par des populations souvent très réticentes, une forme de privatisation plus poussée comme la concession. Il est donc d’autant plus nécessaire de regarder de plus près, au-delà des communiqués à caractère publicitaire relayés par les institutions financières internationales, quelle est la réalité des progrès obtenus depuis 1996.
Il est difficilement contestable que des améliorations substantielles ont été apportées par rapport à la situation qui prévalait à la fin des années 80, caractérisées par des infrastructures en état pitoyable, une pénurie d’eau récurrente y compris dans la capitale Dakar, et de fortes inégalités entre milieu urbain et milieu rural, entre Dakar et les autres villes, et entre quartiers urbains centraux et quartiers péri-urbains.
L’extension du réseau et des connexions
Aujourd’hui, par contraste avec la situation qui prévalait en 1996, 90% des habitants de Dakar et 85% de ceux des autres villes ont accès à l’eau potable (dont 79% et 63% respectivement à un branchement individuel au réseau, les autres comptants sur un branchement collectif proche de leur logement). Plus de 1 million 640 000 personnes supplémentaires auraient accès à l’eau du réseau, grâce en particulier à 150 000 branchements dits « sociaux », accordés à un tarif très bas pour les populations pauvres. Les coupures de l’approvisionnement en eau, auparavant fréquentes, sont devenues plus rares. La qualité de l’eau distribuée s’est améliorée.
Contrairement toutefois à ce que laissent croire (y compris aux Sénégalais eux-mêmes) les promoteurs des partenariats public-privé, la plus grande partie des progrès réalisés en matière d’extension des infrastructures et des connexions au réseau seraient à mettre au compte non pas de la société privée d’exploitation commerciale, la SDE, mais de la société publique en charge des infrastructures, la SONES. Le portefeuille global mobilisé par la SONES est constitué en majorité de prêts (56,2%), de dons (27,2%) et de la contribution de l’État (14%). L’enjeu majeur de cette forme de mobilisation de financement a été d’alourdir considérablement l’encours de la dette publique (1 448,2 milliards de francs CFA pour la dette extérieure et 392 milliards pour la dette intérieure en 2008).
Autrement dit, ces progrès s’expliquent en grande partie par les financements importants débloqués par l’État sénégalais et par les institutions financières internationales et d’autres bailleurs comme les agences de développement européennes. Les financements de ces dernières avaient pour condition la privatisation partielle du service de l’eau et devront être remboursés, même s’ils ont été accordés sans intérêts ou avec un taux d’intérêt très bas. Cette situation illustre le marché de dupes que constituent souvent les contrats d’affermage pour les États : ce sont eux qui contractent les emprunts et financent les infrastructures, et la société privée, qui est la face visible du service pour les usagers, en assure la gestion et en récolte des dividendes. En tout état de cause, les progrès obtenus s’expliquent par l’existence d’une bonne synergie des acteurs (public/privé) dans la mise en œuvre du contrat d’affermage.
Le prix de l’eau
Les promoteurs du contrat d’affermage mettent également en avant le fait que le prix de l’eau n’aurait pas connu les augmentations spectaculaires qui ont caractérisé d’autres privatisations du service de l’eau dans les pays du Sud. Ainsi, le prix du mètre cube pour la tranche sociale (consommation de moins de 20 mètres cubes par mois) n’aurait augmenté que de 19% entre 1996 et 2009, soit une hausse moyenne annuelle de 1,5% par an. Toute tranche tarifaire confondue, cette hausse a été plus importante, à hauteur de 3% par an. Comme les tarifs pour les particuliers ont stagné depuis 2003, la hausse a en fait été de 40% sur la période 1996-2003. L’absence de hausse supplémentaire des prix depuis 2003 s’explique en partie par une volonté politique de l’État (car le prix de l’eau est fixé par l’État) d’apporter une réponse favorable face aux pressions des consommateurs et des organisations syndicales de travailleurs.
Par ailleurs, la mise en place d’une tarification dite « sociale » (le prix de l’eau augmentant par seuils de consommation), tant vantée par les promoteurs du contrat, cache le fait que les plus pauvres, ceux qui vivent dans les quartiers périphériques et n’ont pas accès à l’eau du réseau ni à des branchements individuels, continuent à payer l’eau plus cher, car ils doivent recourir à un branchement collectif et sont donc facturés au tarif correspondant à une consommation importante.
La persistance des disparités
Au-delà du débat sur les progrès réalisés, le contrat d’affermage n’a en rien résolu les problèmes structurels du service de l’eau au Sénégal, à savoir la question des inégalités d’accès et celle de l’équilibre financier du service. Ces problèmes de fond n’ont été que contournés.
Tout d’abord, le problème de l’accès à l’eau dans le monde rural a été évacué du contrat. Si aujourd’hui une grande majorité des citadins sénégalais a accès d’une manière ou d’une autre à l’eau potable, ce n’est pas le cas de 62% des ruraux (et seuls 17% d’entre eux ont accès à des services d’assainissement).
La proportion encore importante de la population urbaine qui n’a pas accès au réseau ou qui ne peut plus se le permettre s’alimente soit, comme on l’a vu, à des bornes collectives pour un prix élevé, soit à des bornes fontaines privées pour un prix très nettement supérieur au prix officiel, soit à des sources polluées (pompes artisanales), avec les risques sanitaires que cela implique. On a connu ces dernières années une certaine résurgence, dans certaines villes sénégalaises, des maladies liées à l’eau comme le choléra.
L’application unilatérale du système de facturation individuel en fonction de la consommation a eu d’autres conséquences dommageables, comme la suppression, sous prétexte de lutte contre le gaspillage, de nombreuses fontaines publiques gratuites ou à très bas prix, gérées au niveau local par les communautés concernées, dont bénéficiaient les plus pauvres. Les institutions, comme les écoles et les mosquées, qui bénéficiaient d’un traitement préférentiel (et parfois d’un approvisionnement gratuit) dans le cadre de ce système communautaire, ont dû supporter de lourdes factures ou renoncer à leur approvisionnement en eau. C’est tout un système de sociabilité, qui concernait principalement les femmes, qui a ainsi été effacé par un système qui repose sur la conception de l’eau comme une marchandise.
Au final, le contrat d’affermage a renforcé la dichotomie déjà existante dans la fourniture du service de l’eau, créant un système à deux vitesses distinguant entre les consommateurs solvables et les autres, aux dépens d’une perspective de droit universel à l’eau pour tous les citoyens sénégalais. Système à deux vitesses qui risque fort, encore une fois, de se trouver aggravé par une concession totale.
Une situation financière rétablie seulement en apparence
Le deuxième problème structurel qui semble n’avoir été résolu qu’en apparence est celui de l’équilibre financier du service.
La SONES, qui gère le financement des investissements, bénéficiaire des prêts des bailleurs de fonds et responsable de leur remboursement, connaît des difficultés financières significatives. Celles-ci expliquent sans doute, avec les problèmes de mauvaise gestion que connaît également la SONES, que l’État sénégalais souhaite désormais se désengager entièrement d’un secteur, ce qui augure de conséquences plus graves pour les consommateurs.
La situation financière difficile de la SONES s’expliquerait par une instabilité institutionnelle à la tête de l’entreprise du fait de décisions souvent politiques et également par l’ampleur des dettes de l’administration vis-à-vis du service de l’eau, qui s’élèveraient à 36 milliards de francs CFA et pèseraient lourdement sur les comptes.
On notera que l’ONAS également connaît un déficit structurel depuis sa création en 1996, les sommes reversées par la SDE ne couvrant qu’environ un tiers de ses coûts d’exploitation et d’investissement.
Les risques de la concession
La perspective d’une concession totale du service de l’eau est de nature à aggraver encore tous les problèmes signalés.
En premier lieu, tout porte à croire que la raison fondamentale de l’annonce d’un passage à la concession totale est le souhait de l’État sénégalais de se débarrasser de la SONES et de se désengager financièrement du secteur, alors même que c’est son engagement financier qui a permis les améliorations obtenues.
En théorie, le futur concessionnaire devra donc prendre en charge les investissements et les emprunts éventuels qui seront rendus nécessaires. Il ne pourra dès lors s’assurer des profits conséquents - ce qui est la seule raison d’être d’une entreprise privée - que de deux manières : soit en augmentant drastiquement le prix de l’eau, au risque de se voir confronté à une résistance de la population et à une flambée des impayés, soit en ne réalisant qu’une faible partie des investissements nécessaires - une tendance déjà fréquente chez les concessionnaires vu que leurs contrats ne courent au mieux que sur 25 ans alors que la durée de vie des réseaux et des équipements est plutôt de l’ordre de 50 ans. Dans les deux cas, la population, et d’abord les plus pauvres, en feront les frais.
À vrai dire, il n’est d’ailleurs pas certains que l’État sénégalais trouve une entreprise pour répondre à son appel d’offres, les grandes multinationales de l’eau se montrant désormais très prudentes dans leurs investissements dans les villes du Sud, et privilégiant des formes de contrats moins risquées. Mais cette situation même est source de danger, puisque le Sénégal pourrait être tenté, pour attirer un prestataire, d’offrir des conditions encore plus avantageuses en termes de garantie de profits, de cadre de régulation et de délimitation du périmètre de la concession. La manière opaque et unilatérale dont le gouvernement a pour l’instant géré l’annonce de la fin du contrat d’affermage n’augure rien de bon de ce point de vue, alors même qu’une concession totale du service nécessiterait des mécanismes de contrôle autrement plus rigoureux et indépendants d’un éventuel prestataire privé.
Les usagers « non rentables » risquent dès lors de se trouver délaissés pour de bon, au profit des quelques clients qui assureront à l’entreprise privée des revenus rapides et sûrs et ne nécessiteront pas la réalisation de nouveaux investissements.
Des alternatives existent
N’y a-t-il donc pas d’alternative au passage au tout privé ? Le système actuel pourrait certes être amélioré en renforçant la transparence et la rigueur de la régulation et en renégociant la part reversée par la SDE à la SONES.
Mais surtout, sans vouloir nier les problèmes passés et présents du service public de l’eau au Sénégal, une solution de retour à la gestion publique semble seule de nature à poursuivre les progrès réalisés et à remédier aux problèmes structurels identifiés ci-dessus.
Deux conditions toutefois à cela. La première est une véritable réforme démocratique du service de l’eau, avec une véritable transparence et une véritable participation des citoyens et de la société civile. Divers services publics du Sud, au Brésil et en Inde notamment, ont mené de telles réformes avec un succès éclatant.
La seconde est la possibilité d’accéder à des financements et à un soutien technique et organisationnel. Si les institutions financières internationales et les grands bailleurs de fonds continuent à privilégier les partenariats public-privé comme unique solution à tous les problèmes de l’eau et comme condition d’accès à leurs prêts, un certain mouvement se fait jour en faveur de solutions publiques. L’Union européenne a ainsi mis récemment en place un fonds modeste de soutien aux partenariats public-public dans le domaine de l’eau pour les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Dans le cadre des partenariats public-public, ce n’est plus une entreprise privée mais une autre entreprise publique qui vient aider un service de l’eau à se réformer et à améliorer ses performances et la qualité de sa gestion, dans le cadre d’une démarche de solidarité et non de recherche de profit. Les partenariats public-public, initiés il y a plus de 20 ans lorsque l’entreprise de l’eau de Yokohama au Japon commença à passer des contrats d’assistance avec d’autres services de l’eau en Asie, concernent aujourd’hui près de 70 pays. Les entreprises publiques de l’eau qui sont prêtes à s’engager dans de tels partenariats sont souvent issues des pays industrialisés (services de l’eau de Paris engagé au Vietnam et au Maroc, d’Amsterdam engagé en Égypte et au Surinam), mais il existe également des partenariats public-public Sud-Sud, comme par exemple entre le Maroc et la Mauritanie.
Cet article fait partie d’un numéro spécial sur l’eau et la privatisation de l’eau en Afrique, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre le Transnational Institute, Ritimo, et Pambazuka News. Il a été rédigé grâce de nombreuses contributions, en particulier celles de Jacques Cambon et Moussa Diop.