Quand des paysans péruviens prennent l’initiative. Le projet de dérivation des eaux de la rivière Arma

, par  CARRAU Jean-Christophe

Des paysans péruviens, face à la nécessité de renouveler les moyens d’irrigation de leurs terres, prennent en main un projet de dérivation des eaux. L’État, qui refusait d’abord d’assumer ce type de travaux, voyant le succès de l’initiative, reprend à son compte l’aménagement en mobilisant des contributions financières et techniques, mais au détriment de l’idéal social de redistribution équitable des terres irriguées qui animait initialement le projet.

L’eau est une richesse dont l’exploitation à des fins de développement local nécessite un gros investissement. Et quand l’État ou des groupes privés ne veulent pas l’assumer, l’initiative populaire peut relever le défi. C’est l’histoire du projet de dérivation de la rivière Arma (région d’Arequipa, au Sud du Pérou), en route depuis quinze ans.

Un impératif de longue date

Arrosée par l’Arma, la micro-région de Condesuyos, couvre une zone de hauts-plateaux désertiques et de montagnes où vit la majorité des Indiens. La modération de l’amplitude thermique annuelle, la diversité des milieux naturels et des cultures, mais aussi la rareté et la brutalité des pluies, aggravées par la sensibilité des sols à l’érosion, limitent les possibilités de mise en culture des terres. S’avérant rapidement nécessaire au développement du pays, l’irrigation fut entamée au temps des Incas, même si une répartition plus équitable des ressources hydriques entre élevage et cultures la rendait alors moins urgente. Dans le contexte de l’économie collectiviste de l’Empire inca, les terres ainsi fertilisées étaient réparties également entre ceux qui avaient participé à la réalisation de la dérivation.

L’arrivée des Espagnols bouleversa les habitudes d’exploitation de la terre au profit de l’élevage, refoulant les cultures vivrières sur des sols moins cléments. D’autre part, le partage héréditaire des exploitations provoqua la multiplication des minifundios. Par la suite, dans le pays, les rares projets d’État d’irrigation échouèrent par défaut de volonté politique et d’intérêts économiques. En 1975, Ocona, une organisation privée de propriétaires, projeta la dérivation des eaux de l’Arma à son profit pour contrer les effets de la sécheresse.

L’initiative des Indiens dans un idéal de redistribution démocratique de la richesse

La négligence et le peu d’ambition de l’État et du secteur privé pour cette réalisation poussèrent des paysans pauvres – pressés par la sécheresse – à commencer les travaux de terrassement du canal de dérivation le 4 août 1980. Sur les 12 000 hectares d’irrigation envisagés, on comptait 4 000 ha de terres mal drainées ou abandonnées et 8 000 ha nouvellement irrigués qui seraient distribués aux journaliers et aux minifundistes. Au-delà de ce profit immédiat, le projet devait en outre être à la base d’un développement intégral de toute la micro-région.

Cette vision nourrit le consensus social que les animateurs souhaitaient créer autour du projet. Malgré un conflit d’intérêts latent entre les moyens exploitants (les plus riches de Condesuyos) qui privilégiaient l’amélioration de l’irrigation déjà existante, et les « peones » qui travaillaient dans l’espoir de quelques hectares nouvellement irrigués, l’équilibre s’installa entre les protagonistes du projet. Cette promesse de vie meilleure produisit un effet « boule de neige », engendrant l’enthousiasme général dans tout le Condesuyos.

Quand le projet Arma met l’eau à la bouche : irruption de l’État et soif de rentabilité financière

Deux mois plus tard, la détermination des paysans obligea l’État à intervenir ; on fit stopper les travaux et effectuer une étude de préfaisabilité. L’ouvrage reprit en novembre 1981 en un point situé plus en aval pour une question de débit : ce fut un coup dur porté à l’initiative populaire, en dépit de la reconnaissance officielle de l’effort produit. Bientôt regroupés au sein de l’association Arma (forte de 2 000 adhérents, ruraux et citadins), les tenants du projet populaire s’attirèrent l’appui de plusieurs ONG péruviennes et françaises. Mais ils devaient lutter contre la tentative de récupération de cette dynamique par l’État, car d’enjeu politique et électoral, elle devint vite enjeu financier. Les partenaires de l’État, souhaitant rentabiliser leur aide technique et financière, indispensable à une avancée rapide des travaux, projetaient à terme la vente des terres nouvellement irriguées au plus offrant. Combattant ses dissensions internes, l’association Arma devait également affronter les entraves administratives et les tentatives de marginalisation par l’État. Contrainte, pour conserver son rôle de partenaire incontournable du projet, de s’adapter et de réviser régulièrement ses orientations, elle demeure sensible aux menaces extérieures autant qu’internes, et nul ne sait ce qu’elle devra concéder, dans l’avenir, de l’idéal qui l’a nourrie.

L’avenir est encore à creuser

Les tribulations autour du projet Arma sont loin de s’achever. Sur les 58 km de canal et les 15 km de tunnel prévus, seuls 20 km étaient réalisés fin 1994. Et encore reste-t-il à effectuer les travaux de construction des affluents et des structures périphériques. Réunis aujourd’hui au sein de l’association PROMACO, les Indiens continuent de se battre pour que leurs revendications soient prises en compte dans la finalité du projet d’irrigation. Si elles restent sujettes à caution, leur travail, lui, est fort d’expériences et d’enseignements qui pourront profiter à d’autres tentatives locales de sortir du cycle de la misère, grâce à la mise en valeur des ressources hydriques.

Commentaire

Voilà donc un exemple de la lutte acharnée que peuvent se livrer des hommes autour de l’« or liquide ». Trésor naturel indispensable au développement, sa maîtrise peut aussi devenir enjeu politique et faire l’objet de pressions considérables. La « normalisation » de ce projet d’aménagement né d’une initiative purement populaire pose la question de l’opportunité de l’intervention de l’État dans de telles entreprises. Financièrement et techniquement indispensable et bien venue, elle peut néanmoins mettre en péril, par son agressivité et ses abus, une expérience démocratique menée dans l’enthousiasme par une population paysanne aspirant à son propre progrès économique et social. Il est à craindre que cette dynamique ne soit fauchée, inhibant pour longtemps les espoirs de développement équilibré du Condesuyos.

SOURCES
 ETESSE, Grégoire, « El proyecto Arma : Un proyecto diferente » in Ruralter, 1988/01 (PEROU), N° 2 ;
 MONTES, Alipio, « La experiencia Arma : una alternativa popular de desarrollo rural », in Ruralter, n° 2, 1er semestre 1988, p. 75-116 ;
 VALLIER, Miguel, « Apuntes sobre Arma », in Ruralter n° 5, juillet 1989, p. 181-199 ;
 APAZA, René, « Projet Arma : Situation et perspectives », 24 novembre 1994, 7 p.

Post-scriptum (Olivier Petitjean, 2009)

Près de 30 ans après le début des travaux, la mise en œuvre des phases ultérieures du projet, nécessaire pour augmenter les surfaces agricoles disponibles pour les paysans, font encore l’objet de manœuvres politiques compliquées entre autorités nationales, locales et habitants. Le « proyecto Rio Arma » a été un temps intégré aux plans de valorisation des ressources hydriques du versant pacifique de la cordillère des Andes impulsés par l’État péruvien (Proyecto especial Majes Siguas), mais cela n’a pas permis de trouver les investissements espérés. Il semble qu’aussi bien l’État central que les financeurs privés ne considèrent pas comme prioritaire un projet qui demeure centré sur les petits paysans et non sur l’agriculture d’exportation ou le potentiel hydroélectrique.

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