Coca-Cola cherchant à rendre ses activités « neutres » du point de vue de leur impact sur les ressources en eau, SAB Miller finançant un effort de mesure de l’empreinte hydrique de ses opérations et de celles de ses fournisseurs, PepsiCo se posant en défenseur du « droit humain à l’eau »… Les grands groupes de l’agroalimentaire et particulièrement de la boisson sont en première ligne pour mettre en avant l’enjeu des « risques » liés à l’eau et proposer leurs propres solutions, souvent basées sur une gestion commerciale de cette ressource.
Pourquoi un tel intérêt des multinationales de la boisson pour la gestion des ressources en eau ? Cela tient bien sûr pour une part à ce que l’eau joue un rôle plus important et plus direct qu’ailleurs dans leur processus de production. Le secteur agricole absorbe après tout plus de 80% de l’eau consommée dans le monde. Une part minoritaire mais non négligeable de la production agricole mondiale est achetée par les grands groupes alimentaires en vue de leur transformation. À quoi s’ajoute l’eau consommée dans le cadre des procédés industriels de transformation ou d’embouteillage. Au total, il a ainsi été estimé que pour produire une bouteille de bière de 250 ml, 75 litres d’eau étaient nécessaires. Pour produire un litre de soda, 250 litres d’eau sont nécessaires en moyenne, si l’on tient compte de tous les ingrédients et particulièrement de l’eau nécessaire à la culture de la canne à sucre.
La mise en lumière des diverses formes d’utilisation de l’eau à différentes étapes de leurs processus de production permet donc aux groupes agroalimentaires d’optimiser leur consommation d’eau et de réduire leurs coûts, tout en s’offrant une image plus « verte ». Un contrainte qui apparaît plus pressante en raison des impacts potentiels du dérèglement climatique sur la disponibilité des ressources en eau, et donc sur la pérennité des chaînes de production actuelles.
Mais cet intérêt tient aussi à ce que ces groupes se sont fréquemment trouvés confrontés au mécontentement des populations locales et des autorités publiques des pays où ils étaient implantés. Les avanies de Coca-Cola en Inde en constituent l’exemple le plus éclatant, qui a poussé le groupe à se poser en champion d’un usage « durable » de la ressource. La mise en avant de la gestion responsable de l’eau permet alors d’assurer l’« acceptabilité sociale » de leurs opérations auprès des dirigeants politiques, sinon des citoyens, et de couper court aux controverses. Récemment encore, en avril 2015, Coca-Cola a toutefois dû abandonner un projet de nouvelle usine d’embouteillage dans le Sud de l’Inde face à la contestation locale.
L’intérêt de ces entreprises pour l’accessibilité, la qualité et la gestion des ressources en eau est au final une manifestation de l’émergence de la notion de « risque » lié à l’eau, portée par différents groupements d’entreprises, des associations d’investisseurs responsables et des ONG. Considérée comme un « risque », l’exigence de protection de l’eau peut être plus facilement intégrée au modèle de gestion dominant des entreprises multinationales (financiarisé et basé sur la recherche de profit), mais au risque que les solution privilégiées restent elles aussi des solutions « basées sur le marché », davantage faites pour protéger les intérêts des entreprises que ceux des communautés ou de l’environnement.
Les multinationales de la boisson à la pointe des initiatives de gestion « durable » de l’eau
Coca-Cola est l’un des premiers groupes à s’être engagé sur le thème de l’eau, notamment en faisant la promotion du concept de « neutralité en eau » : le groupe s’est engagé à ce qu’à l’horizon 2020, ses opérations soient neutres en eau, c’est-à-dire qu’au moins autant d’eau de bonne qualité soit retournée aux milieux naturels que ses opérations n’en consomment tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Un concept dont les premières applications n’ont pas été jugées très convaincantes par les ONG environnementalistes car, contrairement au carbone dont les émissions ont des effets à l’échelle globale, on ne peut pas compenser la surexploitation d’une ressource en Inde en protégeant un bassin versant au Guatemala. L’aspect de l’eau est intégré dans la stratégie globale de l’entreprise Coca-Cola, et chacune de ses usines dans le monde est tenue de développer un plan de gestion durable des ressources en eau et des « risques » qui en découlent.
SAB Miller, le groupe de brasserie originaire d’Afrique du Sud, a pour sa part engagé depuis 2009 un partenariat actif avec le World Wildlife Fund (WWF) notamment dans le domaine de la mesure de l’empreinte hydrique de ses opérations dans le monde. Dans la foulée, SAB Miller a aussi encouragé ses fournisseurs partout dans le monde à faire de même, et a mesuré, en phase avec la nouvelle mode des « risques liés à l’eau » le degré de risque présenté par ses différentes opérations et chaînes d’approvisionnement. Cet article du Guardian Sustainable Business – dont on rappellera que ses contenus n’émanent pas de la rédaction du journal britannique mais de ses divers partenaires corporate – présente la démarche de SAB Miller.
PepsiCo, de son côté, s’est également engagé dans une démarche de réduction de ses consommations d’eau tout au long de sa chaîne d’approvisionnement, depuis l’adoption de pratiques économes par les paysans cultivant ses matières premières en Éthiopie et au Mexique jusqu’à la refonte des process industriels dans ses usines d’embouteillage. La firme s’est même déclarée en 2009 en faveur de la reconnaissance de l’accès à l’eau comme un droit humain fondamental. Pour ces actions, PepsiCo s’est vue décerner le prix 2012 du Stockholm Water Institute, destiné à récompenser une organisation pour ses actions en faveur de l’eau. Cette annonce a provoqué la colère des organisations non gouvernementales, qui ont souligné que quelques actions de réduction de son empreinte hydrique ne pesaient pas lourds face aux dégâts passés et présents causés par l’entreprise sur les ressources hydriques, les écosystèmes et les régimes alimentaires de la planète. Elles ont également souligné que cette nomination reflétait une tendance inquiétante à estimer que la solution des problèmes d’eau passe de plus en plus, non pas par les autorités publiques, mais par de grands groupes multinationaux. Déjà en 2011, le même prix avait été décerné à Nestlé…
D’autres groupes agroalimentaires, comme Unilever ou Campbell, ont annoncé des objectifs similaires de réduction de leur consommation d’eau.
Les grands groupes de la boisson et de l’agroalimentaire en générale figurent également au premier rang des diverses initiatives internationales et groupes d’entreprises affichant leur engagement sur les grands enjeux de l’eau au niveau global. En juin 2012, à l’occasion de Rio+20, le Global Compact – groupe de grandes entreprises sponsorisé par l’ONU – a publié une déclaration solennelle de 45 PDG de grandes entreprises mondiales participant à son « CEO Water Mandate ». Dans cette déclaration, ils s’engagent solennellement à améliorer l’efficience de la consommation d’eau de leurs groupes tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Ils appellent aussi les gouvernements à une série d’initiatives et d’investissements en faveur de la « soutenabilité de l’eau ». Parmi les signataires, on retrouve notamment les PDG de Coca-Cola, Anheuser-Busch InBev, Carlsberg, Diageo, Heineken, Molson Coors, PepsiCo, Pernod-Ricard et SAB Miller, en plus de Nestlé et Unilever.
Malgré tous ces effets d’annonce, un rapport de l’organisation américaine d’investissement responsable Ceres montrait encore récemment que la plupart des grandes entreprises agroalimentaires restent mal préparées à la gestion des problèmes d’eau.
La privatisation des ressources en en ligne de mire ?
Il faut rappeler qu’un grand nombre de ces multinationales – Coca-Cola, PepsiCo et Nestlé en tête – sont activement impliquées sur le secteur de l’eau en bouteille, qui représente une première forme, basique, de « marchandisation » de l’eau. Peter Brabeck, le PDG de Nestlé, ne manque pas une occasion de faire valoir que l’eau est « de loin la ressource la plus précieuse sur cette planète » et que, pour mieux gérer sa « rareté », il faut mettre en place des marchés de l’eau au niveau local ou régional, et supprimer toutes les formes de subventions qui créent des « distorsions » nuisibles quant au juste prix de l’eau.
De nombreux observateurs mettent en relation le type d’initiatives que nous évoquons ici avec la volonté de repositionnement des grandes marques de l’alimentation et de la boisson vers les marchés des pays émergents, et les marchés du futur comme le marché africain. En Europe et en Amérique du Nord, leurs ventes ont atteint un niveau plateau, et ils adaptent désormais leur approche et leur communication à des pays soucieux d’accès à la consommation de masse, mais également de la rareté ou de l’épuisement des ressources.
Coca-Cola s’est par exemple associée avec Diageo, le leader mondial des boissons alcoolisées (Guinness, Johnny Walker, J&B, Smirnoff, Gordon’s, Bailey’s etc.), des sociétés locales du secteur de la boisson, diverses institutions internationales dont la Société financière internationale (partie de la Banque mondiale), et l’ONG WaterHealth International dans le cadre du programme Safe Water for Africa (« eau salubre pour l’Afrique »), qui vise à installer des unités décentralisées de traitement de l’eau dans les zones rurales d’Afrique de l’Ouest (anglophone) pour permettre aux populations de bénéficier d’une eau saine moyennant un prix modique. Une initiative dont il est sans doute encore trop tôt pour juger de la viabilité et de la sincérité [1], mais qui soulève aussi malgré tout, outre les doutes habituels sur le désintéressement des entreprises concernées, des questions réelles sur le modèle de fourniture de l’eau sur lequel il est basé. Si le modèle revient à encourager les habitants de ces zones à aller acheter l’eau dans des containers ou des bouteilles dans des centres semi-privés dédiés, on comprend que des industriels de la boisson ne se sentent pas trop dépaysés. Le responsable local de Coca-Cola a d’ailleurs profité du lancement de cette initiative au Nigeria pour en appeler à la création d’un forum national public-privé pour la gestion de l’eau, tandis que son directeur de communication admettait que l’entreprise comptait bien profiter à terme des partenariats noués localement…
Olivier Petitjean
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Photo : Jamie CC