Retour à la source : la remunicipalisation du service de l’eau à Grenoble, France

, par  AVRILLIER Raymond

La ville de Grenoble située au cœur des Alpes, au croisement de vallées entre montagnes, est une commune d’un peu plus de 150 000 habitants, dans une agglomération de 400 000 habitants (une communauté d’agglomération).

À Grenoble, nous avons remunicipalisé notre entreprise de l’eau en 2000. Ce service avait été illégalement privatisé en 1989. Des pratiques de corruption, impliquant le parti conservateur local et le maire de l’époque, menèrent à la privatisation de l’eau et de l’assainissement de la commune de Grenoble au bénéfice de la Lyonnaise des eaux (groupe Suez). Après des années de campagne politique, plusieurs décisions judiciaires intervenues en 1997 et 1998 ouvrirent la voie à la remunicipalisation de 2000. Une entreprise transparente fut alors recréée. La principale leçon à retenir de notre action en faveur d’une gestion publique de l’eau à Grenoble est l’importance de l’accès à l’information et à une analyse indépendante sur le rôle du secteur privé. Ainsi, les débats publics préalables à toute prise de décision permet la mise en œuvre de choix politiques appropriés et maîtrisés. Depuis que nous avons repris contrôle de notre eau, sa qualité a progressé, les coûts ont baissé, et les décisions sont devenues plus transparentes parce que la communication intégrale de l’information au public est devenue la règle pour l’administration locale. Pour parvenir à ces résultats, toutes les tâches essentielles sont assurées par l’administration publique, tandis que d’autres services sont assurés par des prestataires privés après appel d’offres.

Le personnel accomplit aujourd’hui sa mission de service public indépendamment du marché et de toute considération de profit privé. Cela permet également le développement d’un service public basé sur une perspective de long terme, favorable à la protection des ressources, à la maintenance et au renouvellement régulier des équipements, à la réalisation d’investissements importants, à une politique de réduction de la consommation et d’assistance sociale aux familles en difficulté. En conséquence, le taux de maintenance, de renouvellement et d’amélioration des équipements a plus que triplé par rapport à la situation qui prévalait dans les années 90 sous la gestion de la Lyonnaise des Eaux. Libérés du fardeau de la poursuite du profit privé, les employés et les fonctionnaires mettent en œuvre au quotidien les objectifs de politique publique. Aujourd’hui, la ville de Grenoble dispose d’une eau d’un prix et d’une qualité remarquables.

Grenoble a pu mettre fin au contrôle exercé par le secteur privé sur ses entreprises de l’eau principalement par volonté politique et grâce à l’obstination de quelques citoyens. Un mouvement local appelé « Association Démocratie Écologie et Solidarité » (ADES) fut fondé par des membres du parti des Verts. Suivit la mise en place d’une association de consommateurs, « Eau Secours ». Leur revendication d’un véritable service public local de l’eau bénéficie aujourd’hui d’un soutien politique très large. Les usagers tout comme les employés participent aux processus décisionnels. Les décisions sont prises démocratiquement, dans la plupart des cas à travers un vote majoritaire des élus et des représentants qualifiés.

Pour reprendre la gestion de l’eau des mains du secteur privé, nous avons dû faire la démonstration du niveau de corruption impliqué dans les choix de service imposés par les dirigeants de la Lyonnaise. Des réunions publiques furent organisées, des contrôles de terrain des factures d’eau furent mis en œuvre contre la volonté des autorités locales concernées, des poursuites furent engagées, avec dépôt de plaintes, pour obtenir justice. La procédure judiciaire fut longue et laborieuse : la première plainte fut déposée en 1989, mais le Conseil d’État n’annula qu’en 1997 la décision de délégation du service public de l’eau. Les arrangements mis en place par la Lyonnaise des Eaux suite à cette délégation furent annulés pour leur part en 1998. Ce ne fut que grâce à notre action, initiée en 1989, que la Chambre régionale des comptes se saisit finalement de ce dossier en 1995. Le jugement en Cour d’appel sur l’affaire de corruption dut attendre 1996, alors que les faits avaient eu lieu entre 1989 et 1990 et qu’ils furent révélés en 1993.

Des actions dans la durée

Nous disons que l’eau est un bien commun, mais ce devrait surtout être un droit pour tous. C’est donc d’abord une politique publique, un service public essentiel. Le dire, c’est bien (tout le monde ne le dit pas), mais le faire, en débattre et agir, c’est mieux. Dans le contexte de la marchandisation des services publics, de primat du marché et de la concurrence, de politiques prônant le désengagement de l’État et des collectivités (« un État maigre », « une ville maigre »), ces actions menées par des mouvements d’usagers, de citoyens, de contribuables, des mouvements politiques, syndicaux et des élu-e-s ne sont pas évidentes. À Grenoble, notre expérience collective est qu’une lutte de plus de 10 ans fut nécessaire pour retrouver notre service public communal de l’eau, le remunicipaliser [1].

Le service public communal de l’eau et de l’assainissement de Grenoble a été spolié, volé par la société Suez Lyonnaise des eaux un 14 juillet 1989 – tout un symbole pour un bicentenaire de la Révolution Française. J’étais alors élu minoritaire dans un conseil municipal où la droite majoritaire était dirigée par M. Carignon [2]. M. Carignon voulait « une ville maigre », tout comme M. Monod, alors PDG de la Lyonnaise des eaux et plus tard un des plus proches conseillers de M. Chirac à la Présidence de la République. Le contrat de l’eau de Grenoble, une « délégation de service public » à la française (une forme de « partenariat public-privé » donnant tout pouvoir au privé), fut passé en 1989. Des profits de plus d’une centaine de millions d’euros étaient garantis au secteur privé sur 25 ans, de 1989 à 2014, en échange de d’un « droit d’entrée » de plusieurs millions d’euros versé au budget de la commune, alors en déficit (droit d’entrée qui fut ensuite refacturé aux usagers de l’eau). À quoi s’ajoutèrent, comme il fut révélé par la suite, quelques dizaines de millions de francs de pots-de-vin pour sceller le marché entre corrompus (élus et leurs complices) et corrupteurs (dirigeants de sociétés privées).

Les leçons tirées de cette expérience

Nous avons tiré de cette lutte collective une méthode, une boîte à outils pour la promotion et le renforcement du service public, mais aussi pour la lutte contre les privatisations directes ou indirectes (sociétés d’économie mixte, délégations au privé de services publics, partenariats public-privé…). L’analyse des flux d’argent est le nerf de la lutte pour le service public de l’eau. La qualité du service public doit être analysée dans la durée.

Mener des actions pour nos droits – les droits de la collectivité, des usagers, mais aussi des élu-e-s – requiert :
 L’accès à l’information. Les informations sur l’eau ne peuvent pas être déléguées. Accéder aux informations sur le coût réel et la qualité du service public implique une action continue : dans le domaine de l’eau, les informations sont actuellement accaparées par les grands groupes privés.
 Des analyses pluralistes : l’expertise elle non plus ne peut être déléguée, en particulier sur les aspects techniques et financiers. Cela suppose de dégager des moyens en personnel et en termes de commande publique à des experts comptables, juridiques et techniques indépendants de l’oligopole de l’eau.
 Les choix des politiques publiques, des modes de gestion, et les engagements doivent être clairement affichés, après un débat public contradictoire (par exemple lors de la présentation du rapport annuel sur la qualité et le prix du service public de l’eau), de telle sorte qu’ils puissent être régulièrement contrôlés et ajustés.

Notre campagne a impliqué une pluralité de modes d’action :
 Action collective, comme les manifestations de salariés de la commune et d’usagers en 1989 pour dire « Non à la privatisation » de l’eau ; comme le regroupement d’usagers dans l’association « Eau Secours » ; comme le mouvement politique local pour la remunicipalisation du service de l’eau.
 Action judiciaire, devant les juridictions administrative, financière et pénale : pour soutenir l’action collective et faire en sorte que les droits collectifs ne soient pas bafoués, pour reconnaître en droit les droits des usagers, des contribuables, des citoyens, des élu-e-s.
 Action institutionnelle, en particulier dans le cadre des assemblées élues.
 Action citoyenne : associations, forum social local, réseau d’associations et de mouvements, mouvements politiques.

Ce dernier mode d’action se poursuit aujourd’hui encore pour un service public de meilleure qualité et au moindre coût.

Résultats atteints par le service public de l’eau et de l’assainissement

Le service public peut faire ses preuves, à condition d’être attentif à son coût et sa qualité, et de s’en donner les moyens. La régie municipale des eaux de Grenoble distribue aujourd’hui l’eau la moins chère des villes de France de plus de 100 000 habitants, une eau naturellement pure et sans traitement, d’excellente qualité et renouvelable. Elle dispose de 85 salariés, d’un comité des usagers, et de mécanismes permettant un contrôle constant par les élu-e-s. La régie municipale des eaux de Grenoble est une structure publique qui est certifiée qualité ISO 9001-v. 2000.

La régie intercommunale d’assainissement a diminué les tarifs d’assainissement et améliore continuellement la qualité de la collecte et du traitement des eaux usées, à travers l’entretien et l’amélioration des réseaux. Elle a 77 salariés, un comité des usagers, un conseil d’exploitation où siègent des personnes qualifiées (dont encore une fois des usagers), et des mécanismes de contrôle permanent par le conseil d’agglomération. Elle est en voie de certification qualité ISO 9001-v. 2000.

Nous avons apporté la preuve, depuis le retour en régie, que notre service public de l’eau coûte moins cher à la collectivité et aux usagers que la gestion « à la française », déléguée au secteur privé. Par comparaison aux 102% d’augmentation des tarifs en francs constants de 1988 à 1995, pendant la gestion privée, les prix ne furent pas augmentés entre 1995 (date de retour en régie directe), et 2003, et l’augmentation qui intervint en 2004-2005 resta inférieure à l’inflation. Le prix de l’eau est une affaire de politique sociale : des économies de quelques centimes d’euros par mètres cube, cela signifie des dizaines d’euros par an pour une famille, alors que la facture d’eau représente des charges de plus en plus importantes pour les ménages, qui se comptent en millions d’euros en termes de consommation cumulée. Il a été possible de maintenir des tarifs peu élevés grâce à une meilleure supervision et un meilleur contrôle de l’entreprise d’eau, lesquels ont permis d’économiser 40 millions d’euros.

Le service rendu est également de meilleure qualité, et basé sur une perspective de long terme. On compte aujourd’hui trois à quatre fois plus de travaux d’entretien et de renouvellement que pendant la gestion privée. Les usagers sont conseillés pour utiliser l’eau de manière plus économe. Une réduction de 20% de la consommation d’eau des bâtiments et équipements communaux a été atteinte. Pour ce service public essentiel qu’est l’eau, la qualité, la mémoire et la durée des facteurs décisifs : c’est pourquoi il est essentiel que ce service reste ou redevienne complètement public (ce qui n’empêche pas de passer des marchés publics avec des entreprises privées pour des travaux et des services). Les travaux de protection de la ressource et d’amélioration des captages, d’entretien et d’amélioration des réseaux et des réservoirs, ne se conçoivent pas à l’échelle d’un mandat électif, ou de la durée d’une délégation au privé, mais sont engagés pour des dizaines d’années, voire des générations. Inversement, sous gestion publique, des travaux d’entretien, de renouvellement et des améliorations-extensions ne sont pas bloqués par des économies sur les investissements ou l’entretien en vue des dégager des dividendes pour les actionnaires et des profits pour les banquiers et les dirigeants.

Une entreprise publique démocratique et écologiquement responsable

Les comptes sont publics, et les tarifs sont fixés chaque année par les conseils élus. La prospective financière s’effectue sur 20 ans, avec une planification triennale des travaux. Un rapport sur le prix et la qualité du service public (une centaine de pages détaillées) est approuvé chaque année par les commissions consultatives des usagers, le conseil d’exploitation et les assemblées d’élus.

Le contraste ne pourrait pas être plus grand avec les comptes privés opaques des sociétés « délégataires », qui incluent des frais indirects non justifiés (frais de groupe, frais de structure, sous-traitance…), qui comportent des produits financiers non comptabilisés (sur les délais de reversement des redevances de tiers, sur les provisions, etc.), dont le compte de provisions pour gros entretien et renouvellement est source de profits excessifs indus, dont les prix sont fixés dans le contrat et évoluent suivant des indices qui sont sources de surprofits. Aujourd’hui, la facturation de l’eau à prix coûtant est une obligation réglementaire pour le service public, alors que le secteur privé facture es profits, les sur-rémunérations de l’investissement et de l’exploitation et la rentabilité du capital [3].

Aujourd’hui, à la différence du privé qui les considère comme des clients et pousse à la consommation, le service public associe les usagers aux décisions et peut les conseiller pour économiser l’eau ou promouvoir une politique sociale. Aujourd’hui, les assemblées délibérantes décident et contrôlent, à la différence de la logique de « délégation » au privé qui consiste à laisser faire sans contrôle réel et sans moyen de contrôle. Aujourd’hui, à la différence du secteur privé qui joue sur les charges salariales et où les employés sont soumis à la logique du profit, les salariés sont les acteurs du service aux usagers et bénéficient de conditions de travail de qualité.

Aujourd’hui, à la différence du privé dont la recherche de recettes maximales pousse à la consommation, y compris avec une indexation des prix et des parties fixes plus favorables aux gros consommateurs, l’entreprise publique grenobloise vise à réduire les fuites et la consommation globale d’eau. À la différence des grands groupes privés qui pousse à des solutions de traitement de l’eau et de la pollution qui sont sources de profits pour eux en tant que constructeurs et exploitants, ou qui sont liés aux groupes d’eau en bouteille, le service public s’engage dans la préservation de ressources en eau renouvelables et naturellement pures, en appliquant le principe de précaution. Il s’agit de promouvoir et préserver une eau naturelle, pure, renouvelable, pouvant être utilisée au robinet dans les crèches, les hôpitaux, pour les personnes fragiles, par opposition à une eau traitée, ou à des eaux minérales ou « de source » en bouteille, sources de déchets et très coûteuses. À la différence du privé, axé sur la rentabilité à court terme, le service public sait prévoir les investissements nécessaires à long terme. C’est par exemple en 1882 que nos prédécesseurs ont pensé à acquérir et préserver les champs de captage d’eau renouvelable à une dizaine de kilomètres de Grenoble ; cela se traduit encore actuellement dans notre capacité à planifier sur des dizaines d’années les travaux et l’évolution des prix.

L’eau publique plutôt que le « modèle français »

Les leçons que nous pouvons tirer aujourd’hui à Grenoble sont importantes au moment où de nombreux contrats d’eau du même type, passés en France avant la loi du 3 janvier 1993 sur « la prévention de la corruption et la transparence de la vie économique et des procédures publiques », arrivent à échéance. C’est une preuve qu’il est nécessaire et possible de revenir à une gestion directe et publique de ce service public essentiel qu’est l’eau. Mais c’est aussi une leçon pour un contrôle réel et continu des « délégations » actuelles.

Cette leçon est essentielle alors que de nombreux pays européens (pays de l’Est, Italie…) et les pays en développement sont sous la pression de gouvernements, et d’institutions comme la Banque mondiale, l’OMC, l’AGCS, le G8 ou la Commission européenne, qui cherchent à imposer privatisations, « économie mixte », et « partenariats public privé ». Ils sont souvent amenés pour ce faire à invoquer le modèle des « délégations à la française » de services publics locaux au privé. Dans la réalité, ce modèle se résume au principe suivant : « Les profits pour le privé, les risques pour le public, les coûts pour la population. »

L’eau est un bien public, trop précieux pour être livré aux forces du marché. Les décisions de gestion ne doivent pas être prises sous l’influence de politiciens corrompus ou d’intérêts privés. L’eau est un service public essentiel qui ne doit pas être guidé par la recherche du profit.

Cet article a été publié pour la première fois en 2005, dans l’édition originale de ‘Reclaiming Public Water’.

[1Pour un résumé des actions enterprises et des événements depuis 1989 à Grenoble pour libérer le service public de l’eau de l’emprise de l’intérêt privé des grandes enterprises, voir http://www.ades-grenoble.org

[2Ministre de l’Environnement du gouvernement Chirac de 1986 à 1988, ministre de la Communication du gouvernement Balladur de 1993 à 1994, condamné pour corruption en 1996.

[3Voir les preuves apportées dans les rapports de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes (www.ccomptes.fr), par la Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) du Parlement, dans les rapports et jugements de la Direction générale de la concurrence, de la consommation, et de la répression des fraudes (DGCCRF www.finances.gouv.fr/DGCCRF), par les jugements des tribunaux (http://www.legifrance.fr/), par les analyses des associations d’usagers (www.cace.fr, http://eausecours.free.fr/).

Recherche géographique

Recherche thématique