Début 2016, la révolte des populations Jat de l’Haryana a coupé l’approvisionnement en eau de la capitale indienne Delhi. Des événements qui, s’ils s’inscrivent dans une longue histoire, témoignent de l’exposition croissante de l’Inde aux conflits de l’eau.
Aux mois de janvier et février 2016, un vaste mouvement de protestation des populations Jat, dans l’État indien de l’Haryana, a coupé l’approvisionnement en eau de la capitale Delhi. Les manifestants ont bloqué des routes et des lignes de chemin de fer, brûlé des maisons, des magasins et des équipements publics. Et ils ont coupé l’eau aux 18 millions d’habitants de la capitale, en bloquant le canal Munak, sa principale source d’approvisionnement.
Un conflit qui s’inscrit dans une longue histoire
L’État de l’Haryana entoure le territoire de la capitale indienne. Les Jats y occupent une position dominante – contrairement au reste du pays, où ils sont plutôt considérés comme une caste inférieure. Leur mouvement de protestation avait d’ailleurs pour objectif leur inclusion dans les programmes officiels de discrimination positive au profit des basses castes, qui leur aurait ouvert la porte de nombreux emplois, notamment dans l’administration. « Si nous continuons à avoir faim, vous aussi, vous mourrez de soif. » – tel était l’argument adressé aux politiciens de Delhi. Le gouvernement fédéral indien a répondu en mobilisant l’armée, qui s’est assurée par la force du contrôle du canal Munak. Au moins 18 personnes sont mortes dans les affrontements entre les Jats et les forces militaires.
À en croire certains observateurs, la méthode utilisée par les Jats pour se faire entendre de Dehli n’a rien de très nouveau : « En coupant l’approvisionnement en eau de Delhi, la communauté Jat a déployé une forme de contestation raffinée au cours de siècles de négociation entre les zones rurales alentour et la ville impériale de Delhi. » Celle-ci, située dans une région aride, « a été obsédée par son accès à l’eau depuis sa fondation » et a maintenu à cet effet un vaste réseau de canaux et de réservoirs périodiquement détruits, bloqués ou dégradés, au fil des conflits entre la métropole et les campagnes environnantes.
Aujourd’hui, 60% de l’eau de Delhi provient de l’Haryana – une source de vulnérabilité majeure pour la capitale indienne. La célèbre « mafia de l’eau » qui y sévit, assurant l’approvisionnement en eau au prix fort des populations pauvres non connectées au réseau au moyen de camions-citernes, serait d’ailleurs majoritairement composée de Jats. Cette mafia de l’eau s’oppose aux efforts des nouvelles autorités municipales de Delhi pour assurer un accès basique à l’eau gratuit pour les démunis de la ville.
Inde des campagnes contre Inde des villes
Au-delà de ces spécificités locales, les événements de début 2016 sont à lire comme une illustration du divorce croissant entre l’Inde des villes et celles des campagnes. La croissance du géant indien s’est faite au profit des classes moyennes supérieures et des milieux d’affaires, exacerbant des inégalités déjà abyssales, alors que ce sont les plus pauvres qui doivent déjà payer le plus pour accéder aux services essentiels comme l’eau et l’électricité, en raison du caractère lacunaire des réseaux et de la corruption omniprésente parmi les fonctionnaires. L’Haryana est un État relativement riche, et les Jats sont traditionnellement des paysans propriétaires de leurs terres. Qu’ils protestent en coupant l’eau de la capitale pour réclamer un statut de caste discriminée soulèvent beaucoup de questions quant à la situation sociale explosive de l’Inde.
Ces événements sont aussi révélateurs de la fragilité de l’Inde en matière d’approvisionnement en eau et de gouvernance partagée des ressources. Ils sont intervenus alors qu’une grande partie de l’Inde était engagée dans sa seconde année de sécheresse, avec des réservoirs et des aquifères à sec et des températures record (dont une mesure à 51ºC en mai 2016 au Rajasthan). Cette sécheresse a sévèrement affecté plusieurs secteurs économiques et en particulier l’agriculture : des milliers de paysans auraient quitté leurs exploitations pour gagner les grandes villes. Et surtout elle semble appelée à devenir la nouvelle norme : un rapport du World Resources Institute de mars 2006 considère désormais que plus de la moitié de l’Inde est en état de stress hydrique : seules sont épargnées les régions des Ghats, au sud-est et sud-ouest du pays, et l’Himalaya, au nord. Soit « 600 millions personnes visant sous la menace sérieuse d’une interruption de leur approvisionnement en eau ». La disponibilité de l’eau en Inde était de 5400 mètres cube per capita en 1951 ; ce chiffre était descendu à 1588 mètres cube en 2011. À quoi s’ajoutent des problèmes criants de pollution.
L’Inde vouée à la multiplication des « guerres de l’eau » ?
Le manque d’eau actuel a ainsi réveillé le spectre de conflits entre États fédérés, entre castes et entre ethnies ou entre villages. L’Inde a déjà connu de nombreuses disputes plus ou moins amènes entre des États au sujet de la construction de barrages ou du partage de certains cours d’eau. Le Maharashtra, l’Andhra Pradesh et le Karnataka s’affrontent pour les eaux du Krishna ; le Tamil Nadu, le Karnataka, le Kerala et Pondichéry pour celles du Cauvery ; l’Haryana et le Punjba pour celles du Sutlej.
Une des solutions mises en avant pour remédier au problème de la raréfaction de l’eau dans une grande partie du pays est le méga-projet dit d’« interconnexion des rivières » - un ensemble de canaux destinés à transférer l’eau des bassins versants les mieux dotés de cette ressource vers les bassins les plus arides, à l’échelle de tout le sous-continent indien et même au-delà. Ce projet – d’une ampleur potentielle largement supérieure au grand projet de transfert d’eau Sud-Nord mis en œuvre en Chine – est revenu à l’ordre du jour à la faveur de la sécheresse, mais soulève toujours autant de questions sur son financement et sur ses impacts, ainsi que sur les risques qu’il contribue plutôt à envenimer les conflits sur le partage de l’eau plutôt que de les apaiser.
Une autre solution mise en avant par le gouvernement actuel est la privatisation des services d’eau, mise en œuvre à titre expérimentale dans plusieurs villes de l’Inde. Comme ailleurs dans le monde, l’arrivée d’entreprises privées dans la gestion de l’eau s’est toutefois révélé un facteur supplémentaire de tension sociale. La ville de Nagpur (deux millions d’habitants) a connu des émeutes dirigées contre le nouveau prestataire, l’entreprise française Veolia. Des scandales ou des manifestations ont mis fin à plusieurs autres expériences de privatisation. Et surtout, la gestion privée n’a pas apporté la preuve qu’elle pouvait apporter une solution durable à la rareté de l’eau, ni même à la corruption rampante qui frappe tout le secteur. Son unique mantra – « Il faut que les gens apprennent à payer l’eau » - ne paraît pas de nature à apporter des réponses acceptable aux populations pauvres de l’Inde.
Pendant ce temps, la sécheresse qui sévit dans les États centraux de l’Inde a commencé à provoquer des violences. Pour éviter des émeutes autour des points de distribution d’eau, les autorités ont dû imposer l’état d’urgence à la ville de Latur, dans le Maharashtra, totalement à sec. La population avait commencé à prendre d’assaut les camions-citernes qui circulaient sans relâche pour distribuer une eau toujours insuffisante. On ne compte plus les signalements de suicides d’agriculteurs en détresse face à une nouvelle récolte perdue, de personnes affaiblies mortes en allant chercher de l’eau sous un soleil de plomb, ou d’affrontements mortels entre voisins autour du partage de l’eau. En Inde comme ailleurs, les premières victimes des « guerres de l’eau » sont les plus pauvres et les plus vulnérables.
Olivier Petitjean
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Photo : Nadir Hashmi CC