Depuis 2004, les analyses de l’eau de robinet effectuées par les distributeurs d’eau aux États-Unis ont permis la découverte de 315 polluants dans l’eau potable des Américains, affirme l’Environmental Working Group (EWG). Cette puissante ONG a eu accès à près de 20 millions de données accumulées par les responsables de l’eau potable au niveau de chacun des États américains.
Plus de la moitié des substances détectées ne sont pas soumises à réglementation et peuvent, par conséquent, être légalement présentes dans l’eau sans limitation aucune, puisque nulle norme n’a été édictée les concernant. Il va de soi que le gouvernement fédéral a légiféré sur le plan sanitaire pour un nombre important de composés chimiques. Il n’en demeure pas moins que 49 de ces composés ont été détectés par endroits à des valeurs supérieures aux normes légales, dans l’eau potable de 53,6 millions d’Américains. En fait, depuis 2001, pas un seul composé chimique n’a été ajouté à la liste de ceux que la loi régule.
Selon l’EWG, le gouvernement fédéral devrait procéder à une évaluation nationale de la qualité de l’eau potable du pays. Il devrait énoncer de nouvelles normes de sécurité, établir des priorités pour les projets de prévention de la pollution, et publier la liste complète des polluants de l’eau, pour éclairer les consommateurs. Comme le gouvernement ne remplit pas ces obligations, l’EWG a lancé un projet sur trois ans en vue de la création de la plus grande base de données sur la qualité de l’eau potable du pays. Cette base interactive couvre 48 000 communautés dans 45 États et dans le District de Columbia (Washington, D.C.).
En outre, l’EWG a établi un classement des fournisseurs d’eau des villes de plus de 250 000 habitants en tenant compte de trois éléments : 1) Le nombre total de substances chimiques détectées depuis 2004 ; 2) Le pourcentage de produits chimiques détectés au cours des analyses ; 3) La concentration la plus élevée, pour un composé chimique donné, au regard de la limite légale ou de la quantité moyenne relevée au niveau national.
De son côté, le New York Times (17 décembre 2009) relève que « pas un seul produit chimique n’a été ajouté à la liste de ceux que vise la loi sur l’eau potable, « Safe Drinking Water Act ». Pire, ajoute le journal : les progrès de la recherche « montrent que certains de ces composés pourtant visés par la loi soulèvent des inquiétudes à des concentrations bien moindres que celles déterminées auparavant », et de déplorer que les normes fixées par le législateur n’ont pas été mises à jour depuis les années 1980, et que quelques-unes sont demeurées inchangées depuis que le texte est entré en vigueur en 1974. Certains décideurs et quelques législateurs ont essayé d’améliorer les choses pour ce qui est des solvants industriels ou des perchlorates provenant des propergols pour fusées ou des engrais, mais sans succès à cause de l’intense lobbying des industriels.
Le journal est prompt à relever que bien des contaminants en question peuvent être sans danger, d’autant que la science doit extrapoler à partir d’études sur l’animal, et qu’il peut être ardu d’appliquer les données pour tout le pays, où opèrent 57 400 organismes de distribution d’eau qui, quotidiennement, proposent une eau de composition chimique différente.
Pourtant, les spécialistes du gouvernement sont généralement d’avis que certains polluants fréquemment rencontrés dans l’eau potable posent de sérieux risques pour la santé même à faible teneur. Ainsi, William K. Reilly, qui a dirigé l’EPA sous la présidence de Bush Jr affirme : « Pendant des années, on a dit que les États-Unis avaient l’eau la plus propre du monde. C’était vrai il y a 20 ans. Les gens ne s’imaginent pas le nombre de nouvelles substances qui ont émergé ni l’étendue de la pollution qui a lieu. S’ils le savaient, leurs attitudes changeraient radicalement. »
Commentaire
Cette situation est loin d’être l’apanage des États-Unis. Les spécialistes du Centre de recherches toxicologiques de l’Académie nationale de médecine à Châtillon donnent ce titre à une de leur publication : « Perchlorates et nitrates : des toxiques encore mal connus ou partiellement négligés ? » Partant du fait que nitrates et perchlorates – qui sont cependant répandus dans l’environnement en quantité très différente sur le plan pondéral - interfèrent avec la fixation d’iode par la thyroïde, les chercheurs de l’Académie appellent à un plus grand intérêt pour ces polluants.
Les carences iodées en France concernent 25% de la population de 55 à 60 ans (hommes et femmes), et 31% au niveau mondial. Ce manque d’iode est particulièrement redouté chez le fœtus et le nouveau-né en raison du rôle important de la fonction thyroïdienne sur le développement du système nerveux.
Les chercheurs déplorent qu’en France l’exposition au perchlorate soit pratiquement absente des préoccupations de l’establishment sanitaire. Pourtant, il y a des sources de contamination tant en métropole qu’en Guyane, du fait du centre de tir de Kourou. Ainsi, on a fabriqué en France du propergol à Jarrie (Isère), des sites de stockage ont existé dans la région de Toulouse…
On trouve aussi des perchlorates dans les feux d’artifice, les airbags, les piles au lithium, les désherbants aux chlorates et les hypochlorites utilisés pour le traitement de l’eau. Le perchlorate dans l’eau est absorbé par les plantes et notamment les salades. C’est un toxique endocrinien car, à l’instar du nitrate, il inhibe, chez l’homme, de manière compétitive, la fixation thyroïdienne de l’iode.
Les auteurs plaident pour une réglementation tenant compte des travaux réalisés aux États-Unis et concluent ainsi : « Compte tenu de l’exposition environnementale et de l’efficacité relative des ions nitrate, 240 fois moins efficaces que les ions perchlorate sur l’inhibition du transport de l’iode, mais plus de 1000 fois plus abondants dans l’environnement, on peut prévoir que l’exposition au perchlorate mériterait un inventaire et que les concentrations actuelles de nitrate dans les eaux sont préoccupantes dans certaines régions de France. »
L’émergence de polluants nouveaux est à mettre au compte de la consommation effrénée et de la compétition entre les fabricants. On peut citer quelques exemples : le bisphénol-A, les plychlorobiphényles (PCB), les retardateurs de flamme polybromés, les perfluoroalkylés, les résidus de médicaments et de contraceptifs, les polymères… L’apparition sur le marché de produits sophistiqués nouveaux a nécessairement induit l’utilisation d’une foule de composés de synthèse nouveaux pour obtenir une meilleure tenue à la chaleur, une baisse de poids, une maniabilité aisée, une résistance à l’humidité…
Ces composés, au terme de la vie de l’objet - voire lors de sa fabrication - finissent par se retrouver dans l’hydrosphère. La compétitivité entre fabricants fait que ces derniers pratiquent la technique du « Me too ». Pour ne pas acheter son brevet au concurrent, on modifie chimiquement les produits de fabrication d’où davantage de synthèses chimiques et risques plus importants pour l’eau et l’environnement.
Débarrasser l’eau de ces polluants émergents apparaît comme une tâche colossale digne du tonneau des Danaïdes. Aux États-Unis notamment, certains pensent que les bénéfices ne sont pas à la hauteur du risque puisque, pour certains composés, il faudrait boire l’eau contaminée pendant toute la vie pour voir apparaître un cancer pour un million d’habitants. Or, on sait de plus en plus que la susceptibilité individuelle (dépendant des gènes ?) est souvent variable pour tel ou tel substance. Pour ne rien dire des femmes enceintes ou qui allaitent, des nourrissons, et enfin des personnes âgées dont le métabolisme, fonctionnant au ralenti, provoque un séjour plus long des produits dans leur organisme.
Pour éviter ces risques graves, il faut de plus en plus efficacement protéger les captages et les cours d’eau et faire un suivi « from the cradle to the grave » (du berceau à la tombe) des ordinateurs, des portables, des tablettes etc.
De même, la lancinante question du nitrate - voire du perchlorate - est à mettre sur le compte de l’agriculture productiviste qui pousse parfois les producteurs à envahir les supermarchés ou à jeter devant les préfectures des tonnes de fruits. Pour ne rien dire des algues vertes qui défigurent les plages bretonnes, menacent la biodiversité – donc les revenus des pêcheurs - et émettent un gaz très toxique, à l’odeur d’œuf pourri : l’hydrogène sulfuré H2S.
La teneur des nitrates dans les eaux de distribution est limitée à 50mg/L en vertu de la directive européenne 80/778/CEE du 15 juillet 1980. Les chercheurs de l’Académie de médecine relèvent : « La France demande régulièrement des dérogations concernant le dépassement de cette limite…La situation des eaux de surface et rivières est analysée régulièrement par l’IFEN (Institut français de l’environnement à Orléans) qui note : « Depuis le début des années 1970, la qualité des cours d’eau vis-à-vis des nitrates s’est dégradée… En France, les teneurs les plus élevées en nitrates se rencontrent toujours dans les zones d’agriculture intensives (plaines céréalières du Bassin parisien et de Poitou-Charentes, régions de Bretagne pratiquant l’élevage intensif hors sol), ainsi que dans les zones de polyculture et d’élevage bovin laitier intensif de Normandie et du Sud-ouest. »
C’est ainsi que la France a été condamnée par les instances européennes pour les dépassements en nitrates dans les eaux de la Seine du fait des stations d’épuration. A noter que la valeur moyenne des apports quotidiens de nitrates en France est de 1,5mg/kg de poids corporel avec une contribution de 11% de l’eau de boisson à 20mg/L et de 3,7mg/kg si la teneur de l’eau est de 50mg/L, cette dernière contribuant à hauteur de 34%. Ces apports sont considérés comme acceptables par l’OMS.
Pour bien des pays riches, outre les résidus de contraceptifs, l’allongement de la vie fait que les personnes âgées vont consommer de plus en plus de médicaments contre le cholestérol, l’hypertension, l’angoisse et les troubles du comportement, la maladie d’Alzheimer… et l’hydrosphère sera contaminée par les résidus de ces produits pharmaceutiques. Il est donc urgent de trouver des moyens pour éliminer de l’eau ces restes médicamenteux ou pour en restreindre l’arrivée dans le circuit d’eaux usées.
Les États et les organisations de la société civile font ainsi face à un grand défi : une eau potable répondant aux normes officielles pour certains polluants et ignorant superbement les pollutions émergentes. En somme, une eau estampillée légale bien que dangereuse pour la santé du citoyen-consommateur.
SOURCES
– « Over 300 pollutants in U.S. tap water », site de l’Environmental Working Group.
– Charles Duhigg, “That tap water is legal but may be unhealthy”, The New York Times, 17 décembre 2010
– Roland Masse et Claude Boudène, “Perchlorates et nitrates : des toxiques encore mal connus ou partiellement négligés ?”, Environnement, Risques et Santé, vol.9, N°2, p. 159-164, mars-avril 2010.
– J. Alan Roberson, "What’s next after 40 years of drinking water regulations ?", Environmental Science & Technology, 8 décembre 2010.