À travers un mécanisme institué de démocratie directe, des organisations sociales, regroupées au sein de la Commission nationale de défense de l’eau et de la vie (CNDAV), ont réussi à faire inscrire dans la Constitution uruguayenne une clause définissant le droit à l’eau comme un droit humain fondamental, posant ainsi les fondations d’une gestion publique des ressources hydriques basée sur la participation sociale et le principe de durabilité. En plus de d’avoir significativement changé la donne en Uruguay, ce succès crée un précédent important au niveau mondial, puisque c’est une des premières fois que l’usage de la démocratie directe aboutit à l’inscription d’un droit environnemental dans une constitution nationale.
Le 31 octobre 2004, en même temps que les élections nationales, le peuple uruguayen a soutenu l’initiative de la CNDAV en votant favorablement, avec une majorité de 65,7%, à sa proposition de modification de la Constitution.
Cette modification stipulait : « L’eau est une ressource naturelle essentielle à la vie. L’accès à l’eau potable et l’accès à l’assainissement constituent un droit fondamental. » L’amendement de l’article 47 de la Constitution (dans la section « Droits, obligations et garanties ») établit en outre que les critères de gestion des ressources en eau (gestion qui devra être publique) doivent basés sur la participation citoyenne et respecter un principe de durabilité.
La CNDAV, à l’origine de cette initiative de démocratie directe, s’est constituée en 2002, en réaction à la signature de la lettre d’intention du gouvernement uruguayen au Fonds monétaire international (FMI) dans laquelle il s’engageait à étendre la privatisation des services d’eau potable et d’assainissement à tout le pays.
Ce processus de privatisation avait commencé en 2000 dans la région de Maldonado, d’abord au bénéfice de la multinationale française Suez Lyonnaise des Eaux, puis de la société espagnole Aguas de Bilbao. Comme dans la majorité des cas recensés ces dernières années à travers le monde, la privatisation de l’eau a eu des conséquences négatives en Uruguay.
D’un point de vue social, des pans importants de la population ont été exclus de l’accès à l’eau potable, du fait qu’ils ne pouvaient pas payer le prix du raccordement au service. D’un point de vue économique, les accords passés n’étaient pas favorables à l’État uruguayen. Non seulement les entreprises n’ont pas respecté les échéanciers de travaux prévus dans les contrats, mais elles ne se sont pas acquittées du paiement des redevances fixées initialement, demandant à plusieurs reprises la révision du contrat qui les liait à l’État, et obtenant finalement que celui-ci prenne en charge les pertes de chacune d’entre elles. D’un point de vue environnemental, l’entreprise Aguas de la Costa (filiale de Suez) a provoqué l’assèchement de la Laguna Blanca, dont elle extrayait son eau. C’est précisément ce qui a poussé des habitants du Maldonado à entamer une action en justice contre l’entreprise pour dommages à l’environnement.
Le système électoral uruguayen stipule qu’une réforme de la Constitution, si elle est initiée par des citoyens, doit obtenir le soutien de 10% de l’électorat avant de pouvoir être portée à la considération de l’ensemble des citoyens au moment des élections nationales (législatives et présidentielles).
En octobre 2003, un an après sa création, la CNDAV présentait au Parlement les 283 000 signatures nécessaires pour organiser un référendum sur la réforme de la constitution, initiant le processus qui culmina un an plus tard au moment des élections nationales.
Parmi les membres fondateurs de la CNDAV, on compte, entre autres, la Comisión de Defensa del Agua y Saneamiento de Costa de Oro y Pando (Commission de défense de l’eau et de l’assainissement de la Costa de Oro et Pando), la FFOSE (le syndicat des travailleurs de l’OSE - Obras Sanitarias del Estado -, l’entreprise d’État en charge des services d’eau et d’assainissement), REDES-AT (Réseau d’écologie sociale, les Amis de la terre Uruguay) et le Programme Uruguay Sustentable. Après sa création, la commission s’est agrandie, accueillant parmi ses membres la coalition de gauche (le Frente Amplio, qui a remporté ces mêmes élections du 31 octobre 2004) et une majorité du Parti National, un autre parti important,
Néanmoins, en dépit de ce large soutien politique, le référendum pour l’eau n’a été qu’un thème secondaire dans l’agenda politique et médiatique. De plus, les entreprises privées des différents secteurs de l’eau (comme, par exemple, les entreprises d’eau en bouteille), de même que les secteurs patronaux conservateurs (grands propriétaires terriens, exploitants de plantations forestières, riziculteurs), ont lancé un puissant travail de lobby politique et médiatique contre la réforme.
Un décret sur mesure pour Suez
Le 20 mai 2005, le pouvoir exécutif, chapoté par le président Tabaré Vázquez, promulgua un décret (portant la signature du président de la République agissant en conseil des ministres) interprétatif du texte de réforme constitutionnelle approuvé le 31 octobre 2004.
Selon l’avis de plusieurs experts, ce décret de l’exécutif en date du 20 mai est « juridiquement nul » car la pyramide juridique situe la Constitution au sommet hiérarchique du système normatif, les lois, décrets et réglementations se trouvant à des échelons inférieurs.
Fondamentalement, ce décret de l’exécutif établit que les fournisseurs privés d’eau potable qui opèrent sur des concessions peuvent continuer leurs opérations jusqu’à échéance de leurs contrats. Cela ne concerne que deux multinationales situées dans le département de Maldonado : Uragua (filiale de l’entreprise espagnole Aguas de Bilbao) et Aguas de la Costa (filiale du groupe français Suez).
Malgré ce décret, et grâce à la mobilisation populaire, l’État uruguayen finit tout de même par résilier le contrat passé avec Aguas de Bilbao. Conformément à ce qui avait été avancé par la CNDAV au cours de la campagne référendaire sur la réforme de la Constitution, la concession de l’entreprise Uragua (filiale de Aguas de Bilbao) dans le département de Maldonado a pu être annulée sans qu’il ait été nécessaire d’invoquer le nouveau texte constitutionnel. La résiliation du contrat a été justifiée par les graves manquements dont s’était rendue coupable la filiale du groupe espagnole, lesquels allaient du retard dans l’exécution des travaux de construction au non-paiement des redevances dues à l’État. Le gouvernement a réexaminé les dispositions du contrat, réétudié la concession, et statué (comme l’avait proposé la CNDAV) en faveur de l’annulation du contrat d’Uragua. Les autorités ont expressément spécifié que la résiliation n’était pas due à l’application de la nouvelle Constitution, mais au non-respect des termes contractuels. Cette déclaration avait pour but d’éviter l’action en justice dont l’entreprise menaçait l’État du fait que la réforme constitutionnelle résiliait automatiquement et unilatéralement son contrat.
Il est incontestable que sans la campagne menée par la CNDAV, et sans l’approbation de la réforme constitutionnelle, il aurait été bien plus difficile d’obtenir gain de cause au sujet de ce contrat. La Commission de contrôle des concessions de l’OSE avait en effet constaté dès 2003 les irrégularités dont s’était rendu coupable Uragua, lesquelles avaient également été dénoncées publiquement par la FFOSE (Fédération des fonctionnaires de l’OSE) ; aucune mesure ne s’en était suivie.
C’est précisément ce qui a poussé la CNDAV à réagir de façon incisive au décret promulgué par l’exécutif, à travers la « Déclaration de Maldonado », dans laquelle elle affirmait « rejeter et faire appel du décret présidentiel, comme de toute autre résolution contredisant le mandat populaire ».
Protection des investissements contre souveraineté de la Constitution et du peuple
L’Uragua, en la personne de ses actionnaires espagnols, entama une procédure judiciaire internationale contre le gouvernement uruguayen à propos de cette résiliation du contrat, sur la base du Traité bilatéral de protection des investissements signé en 1992 avec l’Espagne. Ce Traité stipule que si les parties ne peuvent trouver un accord, le différend doit être réglé devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), organe de la Banque mondiale.
Il n’a finalement pas été nécessaire d’avoir recours à cette instance, les deux parties (État uruguayen et entreprise espagnole) étant parvenues à un accord, aux termes duquel le gouvernement uruguayen devait récupérer le fonds de garantie et l’entreprise conserver les redevances non payées à l’État pendant la durée du conflit. Ce résultat illustre la pression exercée par le mécanisme du CIRDI même dans les cas où, comme ici, celui-ci n’est pas formellement saisi.
Plutôt que de risquer un recours devant le CIRDI, le gouvernement uruguayen a en effet choisi de promulguer un décret allant en un sens totalement contraire au mandat de la souveraineté populaire, autorisant l’entreprise Aguas de la Costa à garder son contrat de fourniture en eau potable et en assainissement. Confronté à la menace d’un éventuel procès devant un tribunal d’arbitrage international et à l’intimidation d’Aguas de la Costa, le pouvoir exécutif a préféré renier la volonté populaire et se plier aux menaces d’une multinationale.
On a beaucoup répété que l’État uruguayen n’avait pas les ressources nécessaires pour faire face à des procédures intentées par des entreprises. Mais le manque de moyens ne peut justifier le non-respect de la loi, surtout lorsqu’il s’agit de la Constitution, c’est-à-dire de la loi la plus haute du système juridique national.
Au contraire, la situation devrait être clairement expliquée aux citoyens, afin qu’ils soient informés au moment de la négociations d’autres contrats avec des multinationales. En d’autres termes, l’État uruguayen devrait agir en État souverain et indépendant, et questionner la légitimité de ces tribunaux d’arbitrage internationaux, ainsi que l’a récemment fait l’État argentin.
La chute d’Uragua et le départ de Suez
Suite aux négociations entre Uragua et l’État uruguayen, un accord fut conclu pour annuler le contrat et renationaliser le service dans des conditions « amicales », selon les propres termes du gouvernement uruguayen. Ces conditions amicales s’élevaient à près de 15 millions de dollars US pour l’entreprise, soit précisément le montant du dépôt de garantie qu’elle avait versé au début du processus d’appel d’offres.
Le montant correspondait également aux « investissements non-amortis » qui, selon le texte de la réforme constitutionnelle, était l’unique remboursement auquel pouvaient prétendre les entreprises privées.
La résolution du directoire de l’OSE permettant la renationalisation du service stipulait que l’accord auquel étaient parvenues l’entreprise publique et l’entreprise privée avait été conclu afin d’ « éviter toute éventuelle procédure juridique », précisant que les deux parties renonçaient à « tout recours administratif et judiciaire » et que « Uragua S.A. déchargeait l’État uruguayen de toute responsabilité ».
La renationalisation des services d’eau potable et d’assainissement qui avaient été donnés en concession à Uragua ne fut pas sans occasionner des problèmes. L’un de ces problèmes est que la reprise du service s’est effectuée sous l’auspice d’une « unité exécutive décentralisée » intégrant des membres de l’OSE et de l’administration de Maldonado.
Il fut repris possession des services qui avaient été cédés en concession à Uragua le 8 octobre 2005, lors d’une cérémonie très émouvante et symbolique. Au moment où l’on retirait les plaques au nom de l’entreprise privée, des membres de la CNDAV recouvraient la façade de l’immeuble de drapeaux nationaux et de banderoles syndicales de la CNDAV ou de l’entreprise nationale.
Suez annonça de son côté son départ d’Uruguay. Après plusieurs mois de négociations, le gouvernement uruguayen décida de racheter toutes les actions d’Aguas de la Costa détenues par Aguas de Barcelona (filiale de la société française). Il fut convenu que le gouvernement verserait 3,4 millions de dollars à la multinationale pour le rachat des 60% de parts de Aguas de la Costa que détenait Suez par ce biais.
Selon le directoire de l’OSE, le montant déboursé pour le rachat des actions de Suez était inférieur au montant qui aurait dû être payé selon les dispositions énoncées dans l’article 47 de la Constitution (texte de la réforme constitutionnelle), qui établit qu’il ne sera versé aux entreprises contraintes à quitter le pays que les « investissements non amortis ».
La CNDAV a manifesté son désaccord vis-à-vis de cette solution de compromis, qui a entraîné la création d’une société mixte (60 % de capitaux publics et 40 % de capitaux privés nationaux), suite au refus des actionnaires uruguayens de Suez de vendre leurs actions. Cette mesure, même si elle signifiait le départ de la dernière multinationale de l’eau encore présente dans le pays, est en contradiction avec le texte de la Constitution modifié par le référendum de 2004.
Projections
L’une des plus grandes aspirations des promoteurs de la réforme constitutionnelle – outre le fait de défendre la gestion publique et de reprendre possession des concessions privatisées – était d’introduire un principe de durabilité dans la gestion des ressources en eau, associé à des processus de participation et de contrôle social.
Les querelles concernant les multinationales présentes dans le Maldonado et leur impact sur la population et l’environnement ont empêché de recentrer le débat public sur un autre grand enjeu mis en avant par la réforme constitutionnelle : la mise en place de mécanismes de gestion publique, participative et durable de l’eau.
Le gouvernement national a certes initié un début de réponse administrative. En février 2006 a ainsi été créée, sous l’égide du Ministère du logement, de l’aménagement territorial et de l’environnement, la « Direction nationale de l’eau et de l’assainissement » (DINASA). Celle-ci a pour mission de « formuler et de proposer au pouvoir exécutif des politiques relatives à l’administration et la protection des ressources hydriques », comme la « gestion des services d’eau potable et d’assainissement, en tenant compte de leur extension souhaitée et de l’objectif de couverture universelle, les critères de priorité, le niveau de service, les investissements requis et leur financement, ainsi que l’efficacité et la qualité souhaités ». Cette Direction doit enfin « proposer un cadre normatif visant à éviter l’implication et la concurrence de trop nombreux acteurs publics, en rendant effective la participation des usagers et de la société civile à tous les niveaux de planification, de gestion et de contrôle. »
Au moment même où une atmosphère propice à la participation était en train d’émerger au sein des organisations sociales, la « Commission technique de consultation pour l’eau et l’assainissement » (COTASAS) fut créée pour « inclure des délégués d’organismes publics et privés, des représentants de la société civile et des usagers » Cette Commission devait également intégrer des représentants des « ministères compétents en la matière, l’Office de planification et du budget, le Congrès national des administrateurs, l’Administration des œuvres sanitaires publiques, l’Unité de régulation des services de l’énergie et de l’eau et l’Université de la République ».
Le problème est qu’au-delà de ces déclarations d’intention, les propositions concrètes manquent sur la d’impliquer les habitants et les communautés dans la gestion de leurs ressources locales. L’un des objectifs politiques fondamentaux de la CNDAV est donc de renforcer la participation des acteurs directement concernés, qui sont les mieux placés pour apporter une contribution essentielle à la gestion et au contrôle des ressources.
La nouvelle constitution offre un large éventail de possibilités, et ce n’est que récemment que les premiers pas, qui sont aussi les plus difficiles, ont été franchis. Le reste du chemin se découvrira au fil de la marche.
TEXTE DE LA REFORME CONSTITUTIONNELLE APPROUVEE LE 31 OCTOBRE 2004 |
Cet article a été publié initialement en 2005 dans la version originale de ‘Reclaiming Public Water’, puis mis à jour en 2006.