L’agriculture et la montée des mers

, par  VARGHESE Shiney

Cet article a été publié initialement en anglais le 29 mai 2012 sur le blog de l’IATP, sous le titre "Industrial agriculture and the rising sea : Do we have to choose between the devil and the deep sea ?", sous licence creative commons.

Fin mai 2012, le quotidien britannique The Guardian faisait part d’une étude scientifique qui envisage la montée du niveau des océans selon une perspective inédite. Cette étude établit que les efforts pour satisfaire la demande croissante d’eau douce en exploitant les eaux souterraines « fossiles » (eaux souterraines qui ne se renouvelleront pas avant des millénaires dans les conditions climatiques actuelles) contribuent davantage à l’élévation du niveau des mers que la fonte des glaciers. Dès lors qu’elles ne sont pas renouvelées, le pompage de ces eaux souterraines entraîne la subsidence (affaissement des sols) et, en conséquence, un transfert unilatéral d’eau depuis les aquifères vers les océans. Les chercheurs impliqués dans cette étude estiment que les puits de forage profond ont contribué à une hausse moyenne du niveau des mers d’un millimètre par an depuis 1961. Ni les spécialistes du climat ni ceux de l’eau n’avaient encore payé attention à cet aspect des puits de forage profond.

En 2009, un rapport de l’Institute for Agriculture and Trade Policy (IATP) évoquait plusieurs autres problèmes associés aux forages profonds – une technologie empruntée à l’industrie pétrolière –, notamment du fait de leur rôle dans la production agricole industrielle. Ce rapport soulignait que les puits profonds « avaient permis à l’agriculture industrielle de s’étendre dans des régions où de tels transferts massifs d’eau en vue de l’irrigation n’étaient pas praticables. Au contraire des puits traditionnels, les forages profonds donnent accès à l’eau ‘fossile’ en larges quantités, en insérant un tube dans les aquifères profonds et en utilisant une pompe pour en aspirer l’eau. ». On dit aujourd’hui que cela a conduit à une catastrophe environnementale en Asie. Les extractions excédant les taux de recharge naturelle des aquifères profonds entraînent la baisse du niveau des nappes et la subsidence dans de nombreuses autres régions du monde. Par exemple, aux États-Unis, où 45% de l’eau d’irrigation est d’origine souterraine, à travers l’aquifère des Hautes Plaines (qui inclut l’aquifère d’Ogallala), le niveau des nappes a décliné de plus de 30 mètres dans certains endroits.

Pourtant, confrontés à de multiples crises environnementales, de nombreux pays africains voient dans les eaux souterraines un ultime recours pour les aider à faire face à leurs enjeux de sécurité alimentaire et hydrologique. Au cours de la dernière décennie, l’utilisation de la pompe à pédales (fréquemment utilisé par des paysans sur de petites parcelles) a été promue comme un moyen abordable d’extraire de l’eau d’aquifères peu profonds. Pour l’instant, les puits profonds restent confinés à quelques régions, principalement pour l’agriculture commerciale. Mais il est possible qu’il n’en aille bientôt plus de même. Une étude récente du British Geological Survey a estimé que les réserves totales d’eau souterraine en Afrique seraient de 0,66 (0,36-1,75) millions de kilomètres cube. Même si ses auteurs préviennent qu’une partie de cette eau est impossible à exploiter, cette étude semble suggérer qu’il y a suffisamment d’eau pour satisfaire les besoins de « croissance » de l’Afrique. Elle arrive à un moment où de nombreuses agences internationales en appellent à un effort d’investissement pour exploiter davantage les nappes souterraines afin d’atteindre les objectifs du millénaire pour le développement.

Pourtant, comme nous l’enseigne l’expérience de l’Asie, il ne faut pas céder inconsidérément à la tentation de mettre en avant la nécessité d’exploiter les eaux souterraines. Notre rapport estimait que « l’accès aisé à des services et équipements énergétiques subventionnés par l’État » avait rendu possible l’expansion de l’agriculture industrielle dans des régions traditionnellement sèches de pays asiatiques comme la Chine, l’Inde et le Pakistan. Comme on le sait, la Banque mondiale et d’autres agences multilatérales ont joué un rôle majeur dans la diffusion de cette technologie en Asie du Sud. Des initiatives comme le GW-MATE, qui développent des approches visant à harmoniser la demande d’eau souterraine avec les ressources disponibles, suggèrent que la Banque mondiale et les autres organisations similaires reconnaissent aujourd’hui les erreurs du passé. Cette prudence nouvelle en ce qui concerne l’exploitation des eaux souterraines ne semble pas se retrouver dans d’autres initiatives nouvelles.

Le phénomène de l’accaparement des terres attire de plus en plus l’attention de l’opinion, mais on a moins remarqué qu’ils servent aussi à s’approprier les ressources naturelles situées sous les terres en question. Lors d’un récent séminaire organisé dans le cadre du Forum alternatif mondial de l’eau à Marseille, des orateurs comme Henk Hobbelink de GRAIN et Rutgerd Boelens de l’Université de Wageningen ont expliqué qu’à bien des égards, l’accaparement des terres est avant tout un accaparement de l’eau. Les informations glanées auprès du British Geological Survey à propos des ressources en eau souterraines de l’Afrique permettent d’apporter des réponses aux questions sur l’étendue réelle de l’accaparement de l’eau en Afrique. Étant donné qu’il s’agit d’investissements en vue de produire des cultures d’exportation, les investisseurs peuvent utiliser ce type d’étude pour s’assurer de la présence ou non d’eau en abondance pour l’irrigation ; les forages profonds peuvent être adoptés comme un moyen d’accéder à l’eau des aquifères en profondeur ou pour résoudre les problèmes liés à la baisse du niveau des nappes.

Entre ici en jeu la mobilisation de la communauté internationale pour la sécurité alimentaire de l’Afrique. Au sommet du G8 des 18-19 mai 2012, le président Obama a annoncé un programme visant à améliorer la sécurité alimentaire et la productivité agricole en Afrique. Réagissant à ce programme, intitulé « Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition », un blog de l’IATP soulignait que pour les paysans africains, l’appel à « affiner les politiques en vu d’améliorer les opportunités d’investissement » consonne de manière troublante avec les conditionnalités des anciens (et actuels) et très critiqués accords bilatéraux d’investissement. La dépendance du G8 envers les entreprises – « responsable devant leurs actionnaires, obligées de réaliser des profits […], tenues par la législation en vigueur mais non par l’intérêt public » - au nom de la sécurité alimentaire africaine est un moyen de pénétrer les exploitations paysannes qui jusqu’à présent étaient restées hors de portée des entreprises et du secteur agroindustriel. Là encore, il est probable que l’expansion de l’agriculture industrielle se fera à travers l’expansion de l’irrigation par forages profonds.

Un autre enjeu peut être extrapolé de l’expérience asiatique. Outre les coûts environnementaux mentionnés plus haut, les puits de forage profond ont également des coûts sociaux. En Asie, ils ont entraîné l’assèchement progressif, à mesure que les forages pour l’irrigation allaient de plus en plus profond, de la plupart des puits traditionnels creusés à la main ou des puits moins profonds. De nombreuses industries gourmandes en eau reposent également sur l’extraction à grande échelle des eaux souterraines, amenant des résultats similaires. De telles situations peuvent affecter l’accès à l’eau des populations les plus pauvres, car les puits creusés à la main et les pompes manuelles (puits peu profonds) sont souvent la source principale d’eau potable pour de nombreuses communautés. Dans l’intérieur des terres, les forages profonds peuvent entraîner des phénomènes de subsidence. Dans les zones littorales, ils peuvent provoquer des intrusions salines (écoulement d’eau de mer dans les aquifères terrestres) contaminant les nappes. Souvent, la surexploitation des eaux souterraines pour l’agriculture industrielle se fait aux dépens des besoins fondamentaux des pauvres et des systèmes agricoles traditionnels.

C’est dans ce contexte que les conclusions de l’étude selon lesquelles la demande d’eau potable contribue davantage à la hausse du niveau des mers que la fonte des glaciers prend toute son importance. Les chercheurs du British Geological Survey ont indiqué que le volume estimé des eaux souterraines disponibles est plus de cent fois supérieur aux ressources renouvelables annuelles de l’Afrique. Ceci devrait être pris comme un signal de prudence, pour éviter que l’Afrique ne répète la folie de l’Asie en ce qui concerne l’exploitation de ses eaux souterraines. Avec les données disponibles, l’épuisement des aquifères peut être maintenu sous surveillance, et des régulations et incitations peuvent être mises en place pour s’assurer que les extractions d’eau ne soient pas supérieures au taux de renouvellement des aquifères.

La capacité de l’Afrique à y parvenir dépendra de la trajectoire de développement agricole qu’elle sera capable d’adopter en vue d’atteindre ses objectifs de sécurité alimentaire. Mais, pour le moment, ses dirigeants ne disposent pas des marges de manœuvre nécessaires pour effectuer ce choix. Les décisions sur cette trajectoire sont de plus en plus prises dans le cadre du G8, du G20, de Rio+20, et autres forums internationaux ou régionaux de même espèce. Non seulement ces forums sont influencés par les institutions financières internationales comme la Banque mondiale, ils sont aussi sous la menace d’une prise de contrôle par les grandes entreprises, comme souligné dans une récente déclaration conjointe de la société civile.

C’est pourquoi de nombreuses organisations de la société civile africaine veulent un degré plus important de contrôle local. Dans une récente lettre anticipant l’annonce du G8, le réseau paysan ouest-africain ROPPA a réaffirmé que « la sécurité et la souveraineté alimentaires sont la base de notre développement en général, comme le soulignent tous les gouvernements africains. C’est un défi stratégique. C’est pourquoi nous devons construire notre politique alimentaire sur la base de nos propres ressources, comme le font les autres régions du monde. Le G8 et le G20 ne peuvent en aucun cas être considérés comme des forums appropriés pour prendre des décisions de cette nature. »

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