La « conservation de l’eau » selon les multinationales. L’exemple du cas de Coca-Cola en Inde

, par  Olivier Petitjean

L’entreprise Coca-Cola a été régulièrement mise en cause ces dernières années pour ses pratiques vis-à-vis des ressources en eau dans les régions où elle a installé des usines, notamment en Inde. Elle essaie maintenant d’améliorer son image en mettant en avant la notion douteuse de « neutralité en eau », conçue sur le modèle de la « neutralité en carbone ».

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Ces dernières années, plusieurs facteurs ont concouru à mettre brutalement en lumière l’impact des multinationales agroalimentaires (en particulier de la boisson) et de leurs activités sur les ressources en eau. Le mouvement global contre l’eau en bouteille (voir le texte "L’eau en bouteille, aberration sociale et écologique"), particulièrement efficace en Amérique du Nord, a provoqué une prise de conscience dans l’opinion publique et chez les décideurs, avec pour effet de faire chuter les ventes de ce secteur, après plusieurs années de hausse soutenue. Parallèlement, de nombreuses communautés locales affectées par les activités de ces multinationales, depuis les États-Unis jusqu’à l’Inde, se sont engagées dans des mouvements de protestation et dans des campagnes de dénonciation. Ces communautés ont réussi à attirer l’attention nationale et internationale sur les tentatives d’appropriation des ressources en eau et/ou sur leur pollution et, dans de nombreux cas, ont obtenu gain de cause. La mise en lumière de ces pratiques, ainsi que plus généralement du gaspillage de la ressource auquel donne lieu la production d’eau en bouteille et d’autres boissons industrielles, ne pouvait que prendre un caractère plus scandaleux encore dans un contexte global marqué par des sécheresses pluriannuelles dans plusieurs régions du monde (Australie, Chine, Afrique de l’Est, Sud-ouest des États-Unis). En conséquence, l’image de ces multinationales s’est fortement dégradée.

Coca-Cola figure, non sans raisons, parmi les principales multinationales mises en cause, et est désormais confrontée à diverses formes de contestation aux quatre coins du monde. Outre la boisson du même nom, l’entreprise possède plusieurs marques d’eau en bouteille et de boissons gazeuses, dont une partie est produite en Inde. Aussi bien la production d’eau en bouteille que celle de soda sont fortement consommatrices d’eau, et de nombreux cas ont été répertoriés où l’installation d’une usine Coca-Cola a entraîné l’épuisement des nappes phréatiques et/ou une pollution des ressources en eau locales (On peut en dire de même des usines de Pepsi). Dans le village de Mehdiganj (Uttar Pradesh), à 20 kilomètres de Bénarès, une usine de Coca-Cola produit tous les jours 500 000 bouteilles de 300 ml de Coca-Cola, ce qui représente, de l’aveu même de la compagnie, une consommation d’eau d’environ 500 000 mètres cubes par jour. Inévitablement, le niveau des eaux souterraines a baissé de plusieurs mètres, asséchant la plupart des puits situés aux alentours de l’usine. La communauté locale s’est mobilisée et a porté l’affaire devant les autorités et les tribunaux. Même chose en ce qui concerne les usines de Kala Dera (Rajasthan), dont une étude pourtant financée par la compagnie elle-même a recommandé la fermeture, et de Plachimada (Kerala). Dans certains cas, Coca-Cola a distribué ses déchets solides (pollués par des métaux lourds) aux paysans en les présentant comme des fertilisants. Autre preuve du comportement cavalier des responsables de l’entreprise en Inde à l’égard des ressources en eau, des traces de pesticides ont été retrouvées dans des produits Coca-Cola distribués dans le pays, entraînant leur interdiction sur les sites gouvernementaux.

La « neutralité en eau », une illusion

Pour faire face à ses détracteurs et améliorer son image, Coca-Cola s’est lancée à partir de 2007-2008 dans une vaste campagne de marketing visant à se présenter comme un leader mondial des économies d’eau. Reprenant des techniques éprouvées de « greenwashing » (« verdissement » de son image de marque), l’entreprise rappelle ainsi volontiers qu’elle a obtenu le « Golden Peacock Award » pour la qualité environnementale de ses opérations en Inde, sans préciser qu’elle est le principal sponsor de l’organisme qui décerne ce prix. Récemment, Coca-Cola a joué un rôle moteur dans le lancement du « CEO Water Mandate » (« Mandat des PDG pour l’eau »), une initiative conjointe de multinationales de l’agroalimentaire, de l’eau, des mines et du papier, placée sous l’égide du « Global Compact », le très contesté programme des Nations-Unies sur la responsabilité sociale des entreprises. La notion de « neutralité en carbone » ayant apparemment fait ses preuves en termes de marketing, ces entreprises cherchent maintenant à promouvoir un nouveau concept, celui de « neutralité en eau ». Le slogan a été lancé à l’occasion d’une grande rencontre internationale des multinationales de l’alimentation à San Francisco en décembre 2008, puis dans le cadre du Forum mondial de l’eau d’Istanbul début 2009. Coca-Cola avait déjà annoncé à l’occasion des Jeux Olympiques de Pékin (un événement dont l’entreprise est sponsor) que d’ici 2009 toutes ses opérations situées en Inde seraient « neutres en eau », et qu’elle projetait qu’il en aille de même à terme au niveau global. Selon son PDG, « chaque goutte d’eau utilisée par Coca-Cola pour produire des boissons sera retournée à la terre ou compensée par des programmes d’économies d’eau ou de recyclage ».

Qu’est-ce qui se cache derrière cette notion de « neutralité en eau » des opérations de Coca-Cola ? Tout d’abord, l’entreprise s’est trouvée contrainte de reconnaître les problèmes de surexploitation et de pollution de l’eau entraînés par ses usines indiennes, mais essaie aujourd’hui de se présenter comme le seul acteur capable de résoudre les problèmes qu’elle a elle-même créés. Par ailleurs, au titre de la « compensation », Coca-Cola met en avant d’une part l’accord qu’elle a passé avec le WWF pour protéger et dépolluer plusieurs rivières (dont aucune n’est située en Inde…), et d’autre part, en Inde même, ses actions pour promouvoir la récupération de l’eau de pluie. L’entreprise annonce ainsi avoir mis en place entre 2001 et 2008 environ 200 structures de récolte des eaux de pluie. Cela lui permet de prétendre qu’elle apporte plus d’eau aux aquifères qu’elle n’en extrait – bien qu’elle admette par ailleurs ne pas avoir mis en place de mécanismes de mesures, et que selon un rapport commissionné par l’entreprise elle-même, les structures en question souffrent d’un cruel manque de maintenance.

Au-delà des querelles sur la réalité des mesures mises en place par Coca-Cola et de leurs effets, la mise en avant de la notion de « neutralité en eau » pose plusieurs problèmes de fond. Tout d’abord, même si elle donne lieu à de nombreux abus, la notion de « neutralité en carbone » n’est pas entièrement dépourvue de signification. Il est possible de réduire les consommations d’énergie et de substituer d’autres sources aux énergies basées sur le carbone, et la notion de « neutralité en carbone » permet effectivement de mesurer les progrès accomplis dans le passage d’un modèle énergétique à un autre. Il n’en va pas de même pour l’eau, qui peut certes être économisée, mais pas remplacée ni totalement éliminée. On sait que l’empreinte carbone d’un produit ou d’un processus de production est déjà extrêmement difficile à mesurer et peut donc donner lieu à toutes sortes de manipulations. C’est encore plus vrai de l’eau, qui intervient sous plusieurs formes, dans différents contextes et à différentes étapes des processus de production, et dont une partie peut être retournée à la terre (mais souvent polluée). Toutes les utilisations de l’eau ne sont pas équivalentes et ne peuvent pas être mises sur le même plan : par exemple, elles sont plus ou moins utiles socialement (comparer l’eau d’irrigation pour cultiver des aliments et les nombreux litres d’eau nécessaires pour produire un seul litre d’eau en bouteille). D’autre part, l’idée (à la base de la notion de « neutralité en carbone ») de compenser des émissions de carbone dans une région du monde par des actions de reforestation dans une autre région du monde est certes contestable en théorie et en pratique, mais au moins elle n’est pas totalement absurde dans la mesure où la quantité de carbone présente dans l’atmosphère se mesure avant tout globalement. Là encore, il n’en va pas de même de l’eau, dont la rareté ou l’abondance sont toujours relatives et locales. Ainsi, dans le cas de Coca-Cola, il est absurde de prétendre que sauvegarder des rivières au Guatemala « compense » l’épuisement de nappes phréatiques en Inde. Enfin, la mise en avant de la notion de « neutralité en eau » est porteuse de nouveaux risques de marchandisation de la ressource, et s’inspire d’ailleurs explicitement des mécanismes de marché mis en place pour les émissions de carbone. De manière similaire à ce qui se passe parfois autour des mécanismes de luttes contre la déforestation, les entreprises seront encouragées à s’approprier des ressources en eau partout où ce sera possible, aux dépens des communautés locales, pour compenser leur consommation là où leurs usines sont implantées.

SOURCES
 « Is the Latest Eco-Term Just Corporate Hype ? », Jeff Conant, AlterNet. http://www.alternet.org/water/10934...
 « Coca-Cola’s Latest Environmental Scam », Amit Srivastava, India Resource Center, 2008. http://www.alternet.org/water/110365/
 L’India Resource Centre est l’un des principaux animateurs des campagnes contre Coca-Cola en Inde et au niveau international : http://www.indiaresource.org/campai...
 Reportage de la chaîne télévisée franco-allemande Arte sur l’usine Coca-Cola de Mehdiganj, visible sur DailyMotion : http://www.dailymotion.com/video/x8...
 Voir aussi la traduction française, réalisée par le CRISLA, d’un dossier réalisé sur le même thème par le CSE (Centre for Science and Environment, Inde) sur le site DPH : http://base.d-p-h.info/fr/dossiers/...

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