Cela fait 40 ans que ça dure. Chaque année, la Bretagne affronte ses marées vertes. La pollution ne vient pas de la mer, mais des terres gorgées de nitrates. Ce n’est pas une malédiction mais le résultat d’un demi-siècle de production intensive, dont la société – et l’Etat - a perdu le contrôle. Aujourd’hui les associations environnementales locales se battent pour la reconquête de leur rivage envahi d’algues, de l’air vicié par le poison qu’elles dégagent, et de la qualité de l’eau polluée par les nitrates venus des élevages. Quant à l’Etat, chacun attend qu’il joue enfin son rôle : réguler un système destructeur pour l’environnement et la santé dans lequel les agriculteurs eux-mêmes sont pris au piège.
Une étendue verdâtre en putréfaction. C’est l’image renvoyée par les plages de la Baie de Saint-Brieuc, une réserve naturelle vaste d’un millier d’hectares. Dès le printemps, le rivage est envahi d’algues vertes. Des tracteurs sillonnent les plages pour ramasser ces « laitues » nauséabondes : « 700 tonnes par jour au mois de juillet », commente Yvette Doré, maire d’Hillion. « On a déjà dépensé 245 000 euros cette année, et ce n’est sans doute pas fini ».
Ce problème environnemental, apparu il y a 40 ans, est devenu une grave question sanitaire. Après le décès de deux chiens, la mort par asphyxie d’un cheval, l’hospitalisation de son cavalier, un arrêt cardiaque suspect - et le déplacement du Premier ministre sur place – des études ont mis en évidence le danger de ces algues pour l’être humain. Les taux d’hydrogène sulfuré (H2S) relevés au-dessus de tas d’algues en décomposition approchent les 1.000 ppm (particules par million).
Respirer cet air vicié pendant quelques minutes peut se révéler mortel : à un taux de 668 ppm dans l’air, le seuil létal est atteint au bout de dix minutes, l’hydrogène sulfuré s’attaquant au système nerveux et pouvant provoquer amnésie ou œdème pulmonaire, selon l’Institut national de l’environnement et des risques (Ineris) [1]. Dès 150 ppm, les effets sur l’homme sont irréversibles. De quoi s’inquiéter... Ces données sont connues [2], mais aucune mesure de protection n’a été prise. Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics se contentent de mesures curatives, là où il faudrait agir sur les causes : en premier lieu, le modèle de développement agricole breton.
D’où viennent ces algues vertes ? D’une conjugaison de plusieurs facteurs, naturels, climatiques, humains. L’absence de courants marins dans les baies et l’immobilité de l’eau favorisent la prolifération des algues. Celles-ci se nourrissent de phosphore et d’azote. Ce dernier est à 90 % d’origine agricole. Il provient de la sur-fertilisation des surfaces agricoles et de l’augmentation de nitrates dans les sols. « Il y a quelques mois, je commençais les conférences en disant : « vive les algues vertes » », explique Jean-François Piquot, porte-parole de l’association Eau et Rivières de Bretagne. « Les algues vertes, c’est ce qui permet de mesurer et rendre visible la pollution par les nitrates. Ce n’est que l’écume des choses, le symptôme d’un système qui détruit l’environnement et les exploitations agricoles ».
La Bretagne : une mégalopole porcine
Comment en est-on arrivé là ? En quelques décennies, la Bretagne a opéré une spécialisation dans l’élevage. La région concentre aujourd’hui 60% de la production nationale de porcs, 55% de la production de poulets, et 25% de la production laitière nationale, pour seulement 6% de la surface agricole utile française. Résultat : le cheptel breton produit 200 000 m3 de déjections chaque jour. L’équivalent d’une ville de 40 millions d’habitants ! Les terres sont saturées de déjections animales, utilisées comme engrais. Le lessivage des sols par la pluie entraîne les nitrates dans les rivières. En 2007, 82 800 tonnes d’azote sont rejetées à la mer, ce qui représente 43 kg par hectare [3]. En trente ans, la pollution des rivières en nitrates [4] a été multipliée par sept ! Au moins une quinzaine de captages d’eau potable, dont les taux de nitrates dépassaient 50 mg par litre, sont fermés. A la fin des années 1990, seul 10 % des consommateurs pouvaient bénéficier d’une eau respectant les normes européennes (moins de 25mg/L de nitrates [5]). Un habitant sur dix recevait une eau non potable, ce qui au-delà du risque sanitaire, présente un caractère illégal. Parallèlement, le prix de l’eau a, lui, été multiplié par deux en dix ans.
La plupart des acteurs politiques reconnaissent cette dégradation générale de la situation environnementale. Aucune réglementation n’a vraiment été appliquée jusqu’en 1994. Depuis, la préfecture est censée appliquer la réglementation sur les installations agricoles pour la protection de l’environnement, qui soumet à l’autorisation du préfet l’installation de certaines exploitations agricoles. Dix ans plus tard 44% des élevages sont toujours en situation de non-conformité. Dans seulement 3% des cas, un procès-verbal d’infraction est adressé au procureur de la République. Un rapport de la Cour des Comptes de 2002 pointe l’absence de moyens humains nécessaires pour faire appliquer ces réglementations.
Les plans d’action mis en place par les collectivités territoriales sont également insuffisants, comme le plan Prolittoral, qui ne propose aucun levier financier incitatif aux agriculteurs et se fait sur la base du volontariat... Les agriculteurs semblent de plus en plus sensibilisés à ces questions. Mais les directives viennent contredire tous les efforts annoncés : le quatrième plan d’action "directive nitrate" proposé en juillet par la préfecture des Côtes d’Armor est incohérent. S’il recule d’un mois les dates d’épandage du lisier (reportées du 15 janvier au 15 février), il autorise toujours l’épandage sur des sols nus, avant que les terres ne soient ensemencées, ce qui favorise le lessivage par les pluies : l’azote va directement dans les rivières.
Des milliards d’euros engloutis
Quatre programmes de reconquête de la qualité de l’eau se succèdent. Des chartes sont signées. Les dispositifs s’enchaînent et se superposent. Leur coût : « 1,5 milliard d’euros de dépenses publiques en 10 ans », selon les associations. Et pendant ce temps, la Politique Agricole Commune continue d’arroser financièrement ces cultures « assoiffées d’engrais chimiques, de pesticides et d’eau ».
Le ramassage des algues vertes coûte cher : plus d’un demi million d’euros par an [6]. Et augmente au rythme de la prolifération des algues vertes, dont la présence a augmenté de 40% en 2008 comparé aux années précédentes, selon le Centre d’étude et de valorisation des algues (CEVA). Le coût du ramassage est pris en charge à 80 % par les départements. Mais les factures restent exorbitantes pour les petites communes du littoral qui doivent s’occuper du traitement et du stockage. Le ramassage est inefficace et insuffisant : les communes, démunies face au problème, mettaient souvent les algues en décharge. Parfois sans aucun suivi. Ce qui revient à un transfert de pollution, car les algues se dégradent très vite, et leur « jus » chargé d’azote s’en va rapidement rejoindre les cours d’eau.
En amont du problème « algues vertes », la qualité de l’eau pose aussi question. La Bretagne est la région la plus consommatrice d’eau en bouteille, dans un pays qui détient déjà le record mondial. Les ménages bretons achètent entre 800 millions et 1,1 milliards de litres d’eau en bouteille par an. Un coût de 250 à 350 millions d’euros. Ce qui équivaut environ à 20% de l’impôt sur le revenu collecté annuellement par l’État en Bretagne... Les nitrates viennent aussi perturber l’activité économique. Suite à la plainte d’acheteurs allemands, le géant de la volaille Charles Doux a été condamné par la justice en 1998 : il utilisait de l’eau impropre à la consommation pour nettoyer les carcasses de ses poulets.
Pour les associations, « la reconquête de la qualité de l’eau se fera d’abord par la reconquête de l’État de droit ». En 2007, suite à une plainte d’associations, dont Eau et Rivières de Bretagne, le tribunal administratif de Rennes condamne l’État pour son laxisme. Il est jugé responsable des marées vertes, n’ayant pas permis l’application des mesures nationales et européennes. L’État fait appel de cette décision. Le 9 août 2009, les associations mettent la pression et attaquent le préfet des Côtes d’Armor au tribunal pénal : 300 plaintes sont déposées à son encontre, pour mise en danger délibéré d’autrui. Un mois plus tard, le tribunal de Guingamp s’est dessaisi des plaintes déposées, au motif que les faits concernés paraissent « relever de la compétence du Procureur de la République de Paris, Pôle Santé ». La bataille judiciaire ne fait que commencer...
Lors de sa visite du mois d’août, François Fillon annonce que le gouvernement prendra « à sa charge » le nettoyage des plages. Le gouvernement propose également de ramasser les algues en haute mer, avant qu’elles ne s’échouent sur le rivage. Les spécialistes d’Ifremer soulignent pourtant la difficulté technique de cette solution. Et surtout : que fait-on des algues récupérées ? Doit-on les emmener au large ou les stocker à terre ? Proposer un traitement curatif sans s’attaquer aux causes du problème, tout en faisant payer une nouvelle fois le contribuable... drôle de manière de réaffirmer l’autorité de l’État. Un État qui a pourtant depuis longtemps les moyens d’agir en amont, puisque c’est lui qui délivre les autorisations d’installation ou d’agrandissement pour les exploitations agricoles.
Depuis le début des années 2000, on observe une stabilisation des taux de nitrates. Mais c’est loin d’être suffisant. Pour espérer enrayer les marées vertes, il faudrait, selon les spécialistes, passer en dessous du taux de nitrates de 10 mg/l. A environ 40 mg/l en moyenne, on est encore loin du compte. Cette baisse est impossible à atteindre sans une remise en cause profonde du modèle agricole breton. Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie, s’est engagé dans le cadre du Grenelle de la Mer à obtenir une réduction d’au moins 40% de la pollution aux nitrates et phosphates, à l’horizon 2014, dans les zones les plus sensibles comme la Bretagne. Le 27 septembre, 3.000 personnes manifestaient à Hillion contre les algues vertes, pour que l’Etat prenne enfin ses responsabilités et pour que se ferme « le robinet à nitrates ». Un combat qui semble loin d’être terminé.
SOURCES
– Cet article a été initialement publié sur le site Basta ! : http://www.bastamag.net/spip.php?ar...
POUR EN SAVOIR PLUS
– Association Eaux et rivières de Bretagne : http://www.eau-et-rivieres.asso.fr/
– Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer : http://www.ifremer.fr/francais/index.php