Le sort contrasté de deux villages du Gujarat illustre les bienfaits de la récolte des eaux de pluie et de la réhabilitation des techniques traditionnelles non seulement pour l’accès à l’eau, mais à travers celui-ci pour le développement humain en général.
C’est l’histoire de la cigale et de la fourmi. Dans le lit de la rivière Sakhi, près de la ville de Dahod au Gujarat, des femmes et des enfants sont assis au bord des trous en attendant qu’au fond suinte le liquide. "Il faut au moins une heure pour remplir une cruche, mais c’est la seule façon de récupérer un peu d’eau", se lamente Lasom Bhilmad, une maman de 48 ans d’une ethnie tribale qui vit au village de Rentia. Quand on regarde cette femme dans la rivière à sec avec autour d’elle ses quatre enfants, on comprend pourquoi les familles de la région répugnent à marier leurs filles dans un village où l’eau est un problème (même si le jeune homme fait par ailleurs l’affaire), dans un village qui force ses habitants à partir petit à petit vers des pâturages plus verts et ses ménagères à racler une eau boueuse. L’eau est synonyme de prospérité et là où elle se fait rare on est pauvre, même si l’on possède quelque bien. A l’heure qu’il est, il y a une multitude de pauvres dans des centaines de villages du Gujarat.
La nappe phréatique n’en pouvait plus
On est ici au Saurahstra, ce qui signifie la région du soleil. C’est une péninsule massive baignée par la Mer d’Oman et peuplée de 12 millions d’habitants. Environ 65 pour cent des terres sont situées en dessous du niveau de la mer. Fin 1999 les réservoirs ne sont remplis qu’à 9 pour cent de leur capacité. A Rajkot, chef-lieu de district, l’eau coule dans les robinets une demi-heure par jour seulement. Là où il n’y a pas de conduites, il faut apporter l’eau par camions. Dans certains secteurs il n’est tombé que 133 mm de pluie. Ce sont les cultures qui ont été touchées en premier. La récolte de kharif (cultures de saison humide, récoltées en automne) a été mauvaise (- 60 pour cent), et ce sera sans doute pire (- 90 pour cent) pour la récolte de rabi (cultures de saison sèche, récoltées au printemps). Il y a une dizaine d’années la région ne manquait pas d’eau. Mais on a trop pompé dans la nappe phréatique. Au Saurashtra et dans la région voisine de Kachchh, il y avait 25 854 puits en 1961, 425 000 en 1998. Dans le même temps la nappe phréatique qui était à une douzaine de mètres de profondeur est descendue à moins 200 ou 300 m. Dans certains endroits, il y a des infiltrations d’eau saumâtre.
Ceux qui l’ont rechargée...
Or à 25 ou 30 km de Rentia, tous les puits et toutes les pompes à bras de Thunthi Kankasiya et de Mahudi donnent de l’eau à volonté. A côté passe un ruisseau saisonnier où l’on peut également puiser pour irriguer les parcelles. Dans le district de Dahot il existe une association connue sous le nom de Sadguru (officiellement Sadguru Water and Development Foundation). Elle a aidé les habitants à construire une série de petits barrages en béton pour retenir les eaux de pluie et favoriser la recharge des puits. Plus à l’Ouest, à une vingtaine de kilomètres de Rajkot, autre chef-lieu de district, se trouve le village de Raj-Samadhiyala. A lui seul c’est la preuve qu’on peut renverser le cours des choses si on prend soin de l’environnement. Il y a quinze ans 75 pour cent des puits étaient à sec, et ici aussi les garçons ne pouvaient trouver fille à marier. D’ailleurs quatre ou cinq ans plus tard le village a été classé en zone désertique et intégré au programme de réhabilitation des zones arides lancé par le gouvernement du Gujarat. En 1987 sous l’impulsion du sarpanch (= maire) du panchayat (= conseil municipal), les habitants ont décidé d’aménager leur bassin versant. Entre 1986 et 1988 douze retenues ont été construites et des milliers d’arbres ont été plantés, des tranchées ont été creusées, des terrasses aménagées. En 1995-1996 les autorités de Gujarat en ont fait un projet de bassin officiel et l’Agence pour le développement rural du district a apporté 1,7 millions de roupies (238 000 FF).
... ont été bien servis
Aujourd’hui ici on ne manque pas d’eau. Les cultivateurs ont semé du coton, du blé, des arachides et ils font pousser aussi des légumes. En 1999 il n’est tombé que 316 mm de pluie mais dans la plupart des puits l’eau est à 3 m de profondeur, parfois même 1,5. On compte 280 puits, 5 pompes à bras et 35 forages en service, et pendant plus de dix mois de l’année il y a de l’eau en surface. Depuis 1988 on est passé de 1 600 à 51 000 arbres. Les cultivateurs sont maintenant en train de mettre en valeur des sols en friche.
Leurs revenus ont évidemment augmenté. Chaque année le village vend pour 50 millions de Rs de légumes (700 000 FF). "En 1990, lorsqu’on manquait d’eau, la ferme de mon père lui rapportait 150 000 Rs (21 000 FF). Aujourd’hui cette même terre me rapporte 1 million de Rs (140 000 FF)", dit le sarpanch. Et un autre cultivateur ajoute : "Je tirais entre 5 000 et 10 000 Rs (de 700 à 1 400 FF)de mes 6,5 hectares. Maintenant ils me rapportent entre 100 000 et 150 000 Rs (de 14 000 à 21 00 FF). Et malgré la forte sécheresse je suis sûr de faire au moins 50 000 Rs (7 000 FF)". Selon le sarpanch l’eau a non seulement apporté l’aisance mais aussi un bien-être social évident. Le village ne connaît ni délit ni autre affaire de police, et les gens en oublient même de fermer leur porte à clé. Avant 1988, dans la plupart des familles on allait chercher du travail ailleurs. Cette émigration a cessé. Aujourd’hui seulement une cinquantaine de ménages vive en dessous du seuil de pauvreté, alors que l’on en recensait 138 en 1988. Les autorités ont attribué le prix du meilleur panchayat du Gujarat, d’une valeur de 25 000 Rs (3 500 FF), à celui de Raj-Samadhiyala.
Techniques anciennes
Ce qui a été réalisé par ce village se situe dans la droite ligne des pratiques traditionnelles du pays qu’on a oubliées. Il s’agit de combiner aujourd’hui le bon sens du passé avec le meilleur de la science et des techniques modernes. Si on ne s’attelle pas à cette tâche, une multitude de femmes devront, à l’exemple de Lasan Bhilwadaller creuser des trous au fond d’un ruisseau asséché pour remplir une petite cruche. Ou bien on récoltera l’eau du ciel ou bien les gens se battront entre eux pour de l’eau.
Hommes d’aujourd’hui
Le mérite de tous ces changements revient à Hardevsinh Balwantsinh Jadeja, 48 ans, le sarpanch de Raj-Samadhiyala. Il croit ferme que pour résoudre le grave problème de la pénurie d’eau dans la région du Saurashtra il faut la récolter lorsqu’elle tombe du ciel. En 1985, titulaire d’une maîtrise en littérature anglaise, il avait été retenu pour le poste de "deputy commandant" dans la Central Reserve Police Force, l’équivalent du grade d’inspecteur de police principal. A la même époque, le comité pour le développement du village lui proposa d’assumer les responsabilités de sarpanch, ce qu’il fit courageusement, abandonnant ainsi le confort et la sécurité de la fonction publique. Mais "la prospérité finit par sourire aux gens déterminés, dit-il. Aujourd’hui j’ai une vie confortable et aisée, dans mon village, avec mes voisins".
SOURCE
– TIWARI Manish, La sécheresse au Gujarat in. Notre Terre, vers un développement durable, 2000/04 (France), n° 3
Le texte original est paru en anglais dans le bimensuel Down To Earth, publié par le Centre for Science and Environment, Tughlakabad Institutional area 41, New Delhi-110062, India - cse (at) cseindia.org - www.cseindia.org
G. Le Bihan traduit les articles de Down to Earth pour la revue Notre terre, vers un développement durable. Notre Terre est une sélection trimestrielle d’articles effectuée par le CRISLA, de la revue indienne écologiste et scientifique Down to Earth.
Commentaire de Gildas Le Bihan (Crisla)
Ceux qui s’intéressent à la question des ressources en eau de l’Inde trouveront grand intérêt à la lecture du "State of India’s environment-A Citizen’s Report" n° 4, intitulé "Dying Wisdom" (Savoir-faire en voie de disparition). Ce document de 400 pages, abondamment illustré, est publié par le CSE, qui publie également la revue bimensuelle "Down To Earth" d’où ce texte est extrait. Dans ce domaine la maxime fondamentale de ces environnementalistes indiens est qu’il faut récolter l’eau là où elle tombe, avec les moyens accessibles aux populations concernées. Après l’eau viendront l’herbe et les arbustes, et le lait et le beurre. Le livre pour enfants "Goutte d’eau, goutte d’or" (éd. Orcades/Crisla) raconte une expérience de développement communautaire semblable, la réhabilitation du bassin versant de Suckhomajri, au nord-est de New Delhi, dans les piémonts de l’Himalaya.