En Navarre, l’irrigation traditionnelle face aux projets de privatisation de l’eau agricole

, par  Olivier Deroche
Les irrigants traditionnels du village de Lerín, en Espagne, s’opposent à un projet d’extension du Canal de Navarre qui, sous couvert de développement, reviendrait à imposer une concentration foncière et une mainmise de la multinationale Agbar sur l’eau agricole.

C’est dans un petit café, au 12 de la calle Mayor, que Feli et Carlos Manuel m’attendent. On commande un chocolat et deux cafés, assis devant la grande baie vitrée qui laisse voir, en spectacle, cette froide journée d’hiver s’éteindre sur les terres de Navarre. Nous sommes dans le village de Lerín, bâti sur un promontoire rocheux à l’abri des humeurs de l’Ega, une rivière qui chante clair comme une jouvencelle qui aurait la fleur de l’âge au cœur et celles des champs aux lèvres. Lerín compte près de 2000 habitants dont la moitié ne se parle désormais plus, ou sinon par force, ou bien pour s’engueuler. Mes deux hôtes, Feli et Carlos Manuel, ont décidé de me raconter l’histoire.

Tout a commencé le 15 novembre 2013, quand Miguel Orta, ingénieur de l’entreprise INTIA (Institut Navarrais de Technologies et d’Infrastructures Agroalimentaires, Instituto Navarro de Tecnologias e Infrastructuras Agroalimentarias) est venu faire une présentation. Affiliée au gouvernement de Navarre, INTIA est chargée de l’aménagement rural, et le projet en question est l’expansion du canal de Navarre, grand œuvre hydraulique qui relie actuellement la retenue d’Itoiz à celle de Lor, à 177 kilomètres de distance. Tout au long de son parcours, le canal irrigue quelques 53 000 hectares de cultures [1].

Modernisation ou privatisation ?

L’objet de la visite de Miguel Orta est simple, informer les habitants des conséquences du passage et de l’extension du canal sur leur territoire : hausse de l’activité économique, du travail et donc de l’arrivée de jeunes couples qui font cruellement défaut à la commune. Aussi, une modernisation de l’agriculture qui permettra une amélioration du niveau de vie des producteurs locaux grâce à la modernisation de l’irrigation. Par modernisation, on parle du passage en goutte-à-goutte des dernières parcelles irriguées et de l’aspersion qui fera jaillir le maïs. Cependant, dans la tête de quelques membres de la communauté d’irrigants du village, un petit vélo trotte. Qu’adviendra-t-il réellement de nos terres ? De nos jardins ? De notre concession ancestrale sur l’Ega ? Autour de Feli, un petit groupe se rassemble et fouille dans les entrailles de l’INTIA, dans les petites lignes du contrat, dans les astérisques en revers des pages. C’est une douche froide.

La concession d’eau serait donnée à INTIA et les irrigants devraient lui acheter l’eau, ou plutôt à Agbar [2], maître d’ouvrage du canal et vendeuse d’eau. Cette eau, les irrigants la payent aujourd’hui 88 euros par hectare et par an, chiffre qui atteindrait les 340 euros par hectare et par an avec le canal de Navarre. À cela s’ajoutent les frais d’installation du matériel, soit en moyenne 3300 euros par hectare selon la technique d’irrigation utilisée, et l’amortissement des travaux de construction du canal estimés à 3,5 millions d’euros pour la commune de Lerín. Les terres irrigables (1289 hectares) seraient concentrées et mises entre les mains d’une minime partie des agriculteurs locaux. Les autres obtiendront des compensations en terres, mais dans le secano, les terres sans eau, sans valeur. Pour ceux-là, ce serait donc une perte totale et irréparable : terre ancestrale qui passe dans d’autres mains, eau publique qui devient propriété d’une multinationale.

En mars 2014 naît la Plate-forme de Défense du Périmètre Irrigué Traditionnel présidée par Consuelo Ochoa, décoratrice à Tafalla, à quelque dizaines de kilomètres de là. Des présentations, des conférences sont organisées afin de convaincre les riverains de l’importance de dire non au projet du canal de Navarre. Les membres de la plate-forme veulent un vote au plus vite. INTIA accepte mais joue la montre. Elle a tout à y gagner. En allant voir les personnes les plus vulnérables, elle tente de faire balancer le vote de son côté. Elle a mis SASO, la coopérative locale, dans sa poche. Cette dernière se chargera ensuite de louer le canal et la modernisation de l’irrigation. Le maire suit le mouvement, anxieux de ne pas voir les derniers actifs quitter sa commune. Sournoisement, un climat de tension s’instaure dans le village. Au sein de certaines familles, on ne dit pas de quel côté on votera, au sein des cercles amicaux non plus.

Enfin, le 2 novembre 2014, le vote a lieu. 52,8% des irrigants s’opposent à la concentration des terres, à la disparition de la concession sur l’Ega et à la privatisation de l’eau agricole par Agbar. Beaucoup n’auront jamais dévoilé leurs intentions, redonnant à l’isoloir sa noblesse et sa signification première. Ils ne le dévoileront pas plus après. De leur côté, Feli, Consuelo et Carlos Manuel n’en ont pas pour autant la victoire effusive. Les jours suivant le résultat du vote, ils passent têtes basses par les rues de leur village subissant les critiques qui les accusent de refuser le progrès technique, la modernité, de vouloir tuer ce qu’il reste de vivant à Lerín.

C’est attristés mais confiants qu’ils m’invitent à clore la conversation tout en me poussant vers le comptoir où un verre de vin navarrais attend la chaleur de mon œsophage. Ils attendent aujourd’hui la suite des événements, la prise en compte du vote par le gouvernement et, surtout, les prochaines élections gouvernementales en Navarre [en mai 2015] qui pourrait arrêter net le projet de canal si l’opposition venait à s’imposer. Par-dessus tout, ces résistants ordinaires ont l’esprit allègre, fiers d’avoir créé un noyau de contestation chez eux, noyau qui commence à germer et à se propager le long de l’Ega, dans les villes voisines d’Estella et de Cárcar entre autres ; sur le thème du canal ou non, la sensation de pouvoir faire changer les choses en se mobilisant est vive. Son épicentre est ici, au 12 de la calle Mayor à Lerín.

Olivier Deroche

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Photo : inakihuarte CC

[1Valeur estimée et donné par le constructeur (source : Departamento de Desarollo Rural, Medio Ambiente y Administración Local, Gouvernement de Navarre).

[2Société Générale des Eaux de Barcelone (AGuas de BARcelona), filiale de Suez environnement.

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