Le retour en force des grands barrages au niveau mondial

, par  Olivier Petitjean

Sous l’impulsion de grands pays émergents comme la Chine et le Brésil, les grands barrages ont fait un retour en force sur la scène mondiale, alors que les expériences malheureuses des années 1950-1970 avait conduit les institutions internationales à délaisser le secteur. L’hydroélectricité bénéficie également de la focalisation de l’attention sur la crise climatique et la nécessaire réduction de nos émissions de gaz à effet de serre. Mais les grands barrages méritent-ils vraiment ce retour en grâce ?

Les grands barrages hydroélectriques ont connu une première heure de gloire dans les pays du Sud au cours des années 1950 et 1960, à la faveur de la décolonisation et de l’apogée d’une vision du monde centrée sur l’objectif du « développement ». Durant cette époque, des projets hydroélectriques énormes ont fleuri en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, dont les meilleurs symboles sont le barrage Nasser construit par l’Égypte ou encore les grands barrages indiens présentés par Nehru comme les « temples de l’Inde moderne ».

Cette vague de construction de grands barrages a néanmoins connu un très net ralentissement à partir des années 1970 et surtout des années 1980, pour deux raisons concomitantes : la crise de la dette dans les pays du Sud et l’émergence d’un nouvel ordre économique mondial ; mais aussi le constat des innombrables problèmes sociaux, environnementaux et autres associés à la construction de ces ouvrages.

Les grands barrages impliquent toute une série d’impacts très problématiques sur le plan environnemental, social, politique et financier. Ils entraînent aussi souvent des violations des droits humains. Les chantiers et la création de retenues d’eau artificielles sont cause de déforestation et de perte de biodiversité. Les grands barrages modifient en profondeur l’hydrologie des fleuves où ils sont implantés, ce qui peut avoir des répercussions très importantes sur les moyens de subsistance des populations locales (poisson, érosion, fertilité des sols). Ils sont aussi l’occasion de déplacements de population qui peuvent se chiffrer en centaines de milliers (presque deux millions pour le barrage des Trois Gorges), avec des compensations souvent inadéquates lorsqu’elles existent. Les gouvernements tendent d’ailleurs à choisir des sites habités par des populations historiquement marginales ou discriminées, notamment des peuples indigènes. Ces grands projets sont aussi une source de flux financiers importants, dont les intérêts économiques et politiques locaux sont très souvent tentés de se réserver une partie. Enfin, les grands barrages situés sur des fleuves transfrontaliers sont source de tensions internationales.

Ces constats ont poussé les institutions financières internationales – lesquelles jouent un rôle clé de financement pour ces projets – à mettre en place avec d’autres acteurs des normes et standards visant à encadrer la construction des grands barrages et minimiser leurs impacts négatifs. Ce processus s’est déroulé dans le cadre d’institutions comme la Commission internationale des grands barrages ou encore la Commission mondiale des barrages, créée en 1997 sur l’impulsion de la Banque mondiale. Cette Commission a produit en 2000 un rapport crucial intitulé Barrages et développement : un nouveau cadre pour la prise de décisions, destiné à servir de référence pour les projets futurs. En conséquence, les financements internationaux pour les projets de grands barrages ont tendu à se tarir.

Retournement de situation

Au même moment, toutefois, plusieurs facteurs ont concouru à favoriser une résurgence des projets de grands barrages dans le monde. En Chine (barrage des Trois Gorges), au Brésil (Belo Monte), en Afrique (Grand Renaissance, Gibe 3), dans le bassin du Mékong et ailleurs, on a assisté à une floraison de nouveaux projets de mégabarrages plus gros les uns que les autres, qui n’ont pas manqué de soulever en retour de vastes mouvements de contestation. Au Chili, des projets de barrages en Patagonie ont entraîné les plus grandes manifestations populaires depuis la dictature de Pinochet, et le gouvernement a fini par renoncer formellement à ces projets.

La nouvelle capacité hydroélectrique installée en 2008 et 2009 a atteint des niveaux record à l’échelle historique. Pour 2014 encore, l’International Hydropower Association, qui représente les industriels du secteur, fait état de 39 GW de nouvelles capacités hydroélectriques installées au cours de l’année, dont près des deux tiers en Chine. La part des barrages dans la production électrique globale a nettement augmenté au cours des années 2000 pour se porter à hauteur de 15-16% ; depuis quelques années, elle tend à stagner depuis du fait de l’émergence d’autres sources de production d’électricité (renouvelables et certaines sources fossiles).

La première explication de cette résurgence est l’essor des grands pays émergents, et en particulier de la Chine, soucieux d’assurer les besoins en énergie de leur population et de leur économie et disposant de ressources financières suffisantes pour contourner les exigences des grands bailleurs internationaux comme la Banque mondiale. Au Brésil, par exemple, la Banque nationale de développement économique et sociale (BNDES), banque publique de développement du pays, a assuré l’essentiel du financement des grands barrages comme Jirau ou Belo Monte, malgré ou à cause du scepticisme des investisseurs internationaux.

Par effet d’entraînement, les pays qui ont lancé une vague de construction de grands barrages sur leur propre territoire – favorisant l’émergence de groupes industriels spécialisés - ont souvent commencé ensuite à se tourner vers d’autres horizons pour « exporter » leur savoir-faire. C’est le cas notamment de la Chine, dont les entreprises se sont impliquées dans de nombreux projets en Afrique, en Asie du Sud-est et désormais en Amérique du Sud. C’est le cas aussi dorénavant du Brésil, impliqué à travers ses firmes et à travers la BNDES dans des projets dans le reste de l’Amérique du Sud et dans les pays africains lusophones.

La nouvelle génération de grands barrages se distingue aussi de la précédente par la place qu’elle accorde au secteur privé – même si le rôle moteur des États demeure bien entendu crucial pour des infrastructures de cette ampleur. Les grands barrages des années 1950 et 1960 se construisaient au nom du développement national de nouveaux États issus de la décolonisation. L’objectif était de permettre l’accès à l’électricité de la population. Aujourd’hui, même s’il ne faut pas exagérer le contraste et même si la même rhétorique développementiste demeure parfois employée, la plupart des projets de grands barrages visent à satisfaire les besoins industriels des grands groupes multinationaux et en particulier le développement des industries extractives (mines, etc.). Nombre de barrages dont les gouvernements et les entreprises clament qu’ils permettront l’alimentation en électricité de tant de millions de personnes servent en fait à assurer les besoins en énergie de mines ou d’usines.

Un second facteur de la résurgence des grands barrages est la pacification de certaines régions du monde qui avaient été frappées par des conflits récurrents au cours des décennies précédentes, lesquels empêchaient tout projet d’envergure. C’est le cas notamment du bassin du Mékong, ainsi dans une moindre mesure que de l’Afrique australe.

Le climat : argument ou excuse ?

Un troisième facteur est bien évidemment l’arrivée sur le devant de la scène de l’enjeu climatique. Face à la nécessité de limiter ou réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, et en particulier leur consommation de combustibles fossiles, pays et entreprises ont naturellement tendu à se tourner d’abord vers l’énergie « renouvelable » qu’ils connaissaient déjà et qu’ils maîtrisaient le mieux. L’excuse climatique venait aussi à point nommé pour écarter plus facilement les critiques relatives aux autres impacts sociaux et environnementaux des grands barrages, jugées excessives ou accordant trop d’importance au point de vue des écologistes occidentaux « nantis ». Résultat : aujourd’hui encore, l’hydroélectrique représente généralement une large majorité de la production d’électricité d’origine renouvelable au niveau mondial et dans la plupart des pays.

Même une institution financière internationale comme la Banque mondiale, qui avait délaissé le secteur des grands barrages, a commencé à se demander si elle ne devait pas réviser sa position – particulièrement face à l’arrivée des Chinois, réputés moins sourcilleux sur les questions environnementales… De leur côté, les industriels du secteur ont élaboré une nouvelle norme destinée à évaluer la performance sociale et environnementale des grands barrages, l’Hydropower Sustainability Assessment Protocol, dont les critiques estiment qu’elle est moins exigeante que les standards de la Commission mondiale des barrages et vise, de fait, à les contourner.

De nombreuses critiques n’ont pas manqué de s’exprimer face à ce retour en grâce des grands barrages. D’abord, le seul argument climatique ne doit pas effacer toutes les autres considérations sociales et environnementales, particulièrement lorsqu’il existe des alternatives renouvelables à la construction de grands barrages, inévitablement destructeurs. Ensuite, de nombreux environnementalistes estiment que l’accent mis sur l’hydroélectricité nuit au développement des autres énergies renouvelables, parce qu’elle en accapare une partie des financements : les projets hydroélectriques représenteraient ainsi environ 30% des financements débloqués dans le cadre du « Mécanisme de développement propre » mis en place dans le cadre du Protocole de Kyoto. Ce qui inclut des grands barrages extrêmement contestés comme celui de Jirau au Brésil. En réponse à ces critiques, certains bailleurs publics ou privés ont d’ailleurs exclus les grands barrages de leurs financements « verts ».

Par ailleurs, il y a de bonnes raisons de mettre en question le caractère (toujours) bénéfique des grands barrages pour le climat. Les barrages émettent eux aussi des gaz à effet de serre, en l’occurrence principalement du méthane, issu de la décomposition de la végétation submergée dans leur réservoir (à quoi il faut ajouter les émissions de carbone occasionnées par la construction de ces gigantesques ouvrages). Ces émissions sont inférieures à celles des énergies fossiles, mais supérieures à celles des énergies renouvelables. Un chercheur brésilien a estimé les émissions de méthane des grands barrages à 104 millions de tonnes par année, ce qui correspond à pas moins de 4% des émissions anthropiques de gaz à effet de serre.

Des études sont également venues confirmer statistiquement ce que l’on savait déjà par expérience : la construction de grands barrages modifie significativement les conditions climatiques locales. Il ne s’agit même pas seulement des risques accrus de sécheresse en aval ; les barrages contribuent aussi à altérer les conditions pluviométriques, en rendant les précipitations plus intenses et en augmentant la fréquences des orages.

Il est vrai que les barrages présentent, d’un autre côté, des avantages. Ils permettent notamment de stocker l’électricité, au contraire des autres énergies renouvelables comme le soleil ou le vent, qui sont sujettes aux aléas du climat, et constituent en ce sens une garantie, en termes de continuité de l’approvisionnement, qui rend possible le développement complémentaire d’autres sources d’énergie renouvelables. De nouvelles formes d’intégration entre différentes sources d’énergie sont d’ailleurs étudiées, comme celle consistant à utiliser l’énergie éolienne ou solaire en excès pour pomper l’eau vers l’amont, afin de pouvoir la récupérer plus tard sous forme hydroélectrique. En Allemagne, on se propose notamment d’installer une telle installation dans les anciennes mines abandonnées du Harz – ce qui permettra d’éviter la construction nécessairement controversée d’un barrage en surface.

Il faut aussi noter que le rôle de régulation des débits et de prévention des inondations que jouent aussi les barrages risque de s’avérer d’autant plus utile si le réchauffement entraîne, comme de nombreux scientifiques l’annoncent, une augmentation de la variabilité climatiques et des phénomènes météorologiques extrêmes.

En retour, le réchauffement climatique n’est pas sans soulever des questions quant à la viabilité à terme des grands barrages, anciens ou nouveaux. Les modifications de régime pluviométrique ou de la saisonnalité de la fonte des neiges pourraient avoir des conséquences hydrologiques affectant – positivement ou négativement - la capacité de production des barrages. Tout donne à penser que certains pays en sortiront gagnants, tandis que d’autres ont beaucoup à perdre. De nombreux scénarios de modélisation climatique suggèrent ainsi que les barrages norvégiens verront leur production électrique augmenter globalement dans les décennies qui viennent. D’un autre côté, le Kenya, la Tanzanie, la Chine et bien d’autres pays ont connu des épisodes prolongés de sécheresse qui ont significativement affecté leur capacité de production d’énergie.

Au final, si les barrages ont indéniablement une place dans la production d’énergie au niveau mondial, beaucoup de discernement est nécessaire pour juger de l’opportunité de nouveaux projets, particulièrement lorsqu’il existe des alternatives – soit d’autres énergies renouvelables, soit des mesures d’efficacité énergétique, soit la rénovation et l’optimisation des infrastructures existantes. Il existe déjà par exemple des milliers de retenues d’eau en Europe ou en Amérique qui ne sont pas encore utilisées pour produire de l’électricité. Malheureusement, il est souvent plus facile et plus intéressant pour un dirigeant politique ou pour une multinationale de se lancer dans un grand projet de production massive et centralisée d’électricité.

Olivier Petitjean

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Photo : Axel Drainville

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