À mesure que les industries extractives s’étendent, la rareté de l’eau aussi : le lac Albert en Ouganda

, par  Fiona Wilton
Les industries extractives contribuent au changement climatique et, dans le même temps, réduisent la capacité des communautés et des écosystèmes à s’adapter à une planète qui se réchauffe, notamment à travers la pollution et la surexploitation des ressources en eau. Exemple avec la région du lac Albert, en Ouganda, nouvelle frontière de l’industrie pétrolière.

Le changement climatique et la croissance démographique (la population mondiale augmentant approximativement de 85 millions de personnes chaque année [1]) sont souvent cités comme les causes principales de la crise globale de l’eau que nous connaissons aujourd’hui. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC), par exemple, estime qu’environ un milliard de personnes dans les régions sèches pourraient souffrir de pénuries d’eau résultant du changement climatique [2].

En réalité, ni le climat ni la démographie ne sauraient expliquer à eux seuls cette terrible réalité : un tiers des 37 principaux aquifères de la planète sont en train de s’épuiser, et de nombreux grands fleuves dans le monde n’atteignent plus la mer [3]. Un autre coupable de cet état de fait reste généralement non mentionné : l’expansion des industries extractives. Mines à ciel ouvert, excavations, forages et fracturations hydrauliques souterrains… : l’extraction, le transport et la transformation des minerais, des métaux et des combustibles fossiles nécessitent de vastes quantités d’énergie et d’eau – et la grande majorité des actifs des grandes entreprises extractives sont situés dans des régions souffrant de stress hydrique, en particulier en Afrique.

Alors que les ressources en eau propres et fiables diminuent à un rythme alarmant aussi bien dans l’Afrique rurale que dans l’Afrique urbaine, et que les gouvernements ne parviennent pas à garantir l’accès à l’eau pour tous, et se voient réduits à diffuser auprès des ménages et des petits paysans des conseils pour économiser l’eau, les industries extractives continuent à piller, gaspiller et polluer de vastes quantités de cette précieuse « ressource ».

C’est particulièrement le cas de l’Ouganda, un pays pourtant bien pourvu de ressources en eau et souvent qualifié de « perle de l’Afrique » en raison de la variété et de l’ampleur de sa beauté naturelle et de sa biodiversité [4], mais qui n’hésite pas à mettre sa sécurité hydrique sous la menace de l’extractivisme. Le « Graben albertin », situé à l’ouest de l’Ouganda, abrite certains des milieux aquatiques les plus importants de toute la planète. Ses lacs, rivières et zones humides incluent deux des Grands lacs africains, le lac Édouard et le lac Albert, ainsi qu’une partie du bassin versant du Nil. Au sein de la ceinture tropicale de l’Afrique, il joue également un rôle crucial dans la stabilisation de climat, agissant comme une pompe biotique déplaçant l’humidité atmosphérique sur toute la planète et connectant les systèmes hydrologiques du monde entier. Et pourtant, près de 23 millions de personnes en Ouganda ne bénéficient toujours pas d’un accès à l’eau, et le pays risque de souffrir de la rareté de l’eau d’ici 2025 [5].

Le Graben albertin est véritablement un « hotspot » global de biodiversité, une « perle », avec davantage d’espèces de vertébrés que toute autre région du continent, et presque 40% de toutes les espèces africaines de mammifères. La « conservation » basée sur le tourisme contribue de manière significative à l’économie ougandaise, et les moyens de subsistance traditionnels des populations locales, notamment dans la région Bunyoro autour du lac Albert (principal plan d’eau de la région), sont étroitement liés aux écosystèmes aquatiques, à travers leur riche tradition de pêche et l’agriculture pluviale de subsistance.

Le lac Albert est au 27e rang mondial des grands lacs en termes de volume d’eau. C’est le plus septentrional de la chaîne de lacs du Graben albertin, partagée entre l’Ouganda et la République démocratique du Congo, qui alimente le Nil Albert, aussi appelé Nil des montagnes lorsqu’il entre au Soudan du Sud, et constitue une ressource stratégie pour ces trois pays [6].

Suite à la découverte de gisements commercialement viables de pétrole dans le Graben albertin, le gouvernement ougandais a accordé des concessions de prospection et de production d’hydrocarbures dans des aires protégées ou recouvrant partiellement les lacs Albert et Édouard. Un projet d’oléoduc transfrontalier a été négocié avec la Tanzanie, et l’exploitation pétrolière occupe désormais une place centrale dans la stratégie nationale de développement économique du pays. Le premier baril de pétrole devrait être produit en 2020.

Un rapport publié par la Fondation Gaïa et NAPE-Ouganda [7] a montré que les activités minières et extractives dans le district Bunyoro de l’Ouganda risquent d’avoir des impacts importants et de long terme sur les écosystèmes et les communautés : aggravation de la rareté de l’eau, et pollution résultant des déversements de pétrole, des fuites dans les canalisations, des vidanges sauvages, ainsi que de l’eau de pluie ruisselant à travers des amas de roche extraite des puits de forage, s’écoulant dans les nappes phréatiques et les polluant. Les forages de pétrole eux-mêmes et son traitement mèneront également à une concurrence accrue pour l’eau, épuisant les ressources disponibles. En cas de marée noire, toute la vie aquatique du lac Albert, y compris les poissons, serait empoisonnée, et l’eau de boisson des hommes et des autres espèces s’en trouverait contaminée, avec des conséquences sanitaires multiples. La production alimentaire en serait réduite, et la terre et les cultures contaminées.

« Le lac Albert est ma source de vie et celle du reste de la communauté. C’est de lui que nous obtenons le poisson et l’eau que nous utilisons dans nos maisons. Nous nous demandons s’il est possible d’extraire du pétrole sans qu’une partie ne se déverse dans le lac. Et en cas de déversement de pétrole, nous ne sommes plus rien ! » (Agnes Kirabo, Coordinatrice de la Food Rights Alliance, Ouganda)

Ces impacts pourraient ne pas se limiter au lac Albert, mais affecter également les cours d’eau issus du lacs, et le système hydrologique souterrain également, tous ces éléments étant interconnectés.

Simon Bidandi est un vendeur de coquilles qui vit et survit sur les rives du lac Albert depuis plus de 23 ans. Sa famille dépend pour sa subsistance de la collecte dans l’eau de coquilles d’escargots et de poissons d’argent, qu’il vend ensuite pour être transformés en alimentation pour la volaille ou autres animaux. Aujourd’hui, tandis que Bidandi plonge un seau dans les eaux miroitantes du lac Albert, sa femme, Irene Namaganda, se tient auprès d’une bâche étendue sur le sable à une dizaine de mètres de l’eau pour y verser, sélectionner et sécher les coquilles. Il y a 15 ans, elle aurait eu les pieds dans l’eau. Le lac s’assèche. Sa rive s’est déplacée de près de 100 mètres. Les poissons d’argent et les escargots, de la taille d’une petite pièce de monnaie, figurent parmi les rares êtres vivants qui peuvent tolérer les rivages extrêmement chauds du lac Albert. À proximité, les pêcheurs locaux disent que les marais de papyrus le long des rives du lac, zones de frai pour les plus gros poissons, se sont eux aussi asséchés et transformés en pâturages pour le bétail [8]. La National Association of Professional Environmentalists (NAPE, « Association nationale des environnementalistes professionnels »), organisation ougandaise, affirme que plus de 11 rivières, leurs tributaires et trois marais qui alimentaient le lac Albert se sont complètement asséchés.

Outre leur rôle pour sécuriser l’accès à l’eau, ces rivières et marais abritent de nombreux sites naturels sacrés (lieux de culte traditionnels). Dennis Taboro, qui dirige le programme sur la gouvernance communautaire écologique au sein de la NAPE, estime qu’il y a un besoin urgent de restaurer le rôle vital des « gardiens », notamment les femmes, dont la fonction est de guider les communautés pour qu’elles ne portent pas atteinte à la nature. Il travaille avec ces gardiens et gardiennes pour réhabiliter les savoirs, pratiques et semences indigènes.

« L’une des tâches principales des gardiens est de visiter l’autel placé dans ce site naturel sacré et demander à la Terre de pardonner à son peuple. Nous allons près du lac pour y faire une prière traditionnelle, afin que les pluies arrivent et que les rivières restent vivantes. Un aspect crucial de cette cérémonie est que nous y apportons nos semences et nous les utilisons pour demander la multiplication de la nourriture au cours de la saison à venir, en les versant dans l’eau pour que les ancêtres les reçoivent et les multiplient. » (Mzee Wendi Kazimula, gardienne dans la région du lac Albert.)

Les lois et les politiques publiques de l’Ouganda protègent théoriquement les zones humides et les lacs du Graben albertin, et régulent les activités qui pourraient être causes de pollution. La loi sur l’eau de 1997, par exemple, traite de la protection, de la gestion et de l’utilisation des ressources en eau, avec des dispositions importantes concernant les droits sur l’eau, la protection de l’eau contre la pollution, l’allocation des ressources et le contrôle de leur exploitation. Néanmoins, dans le cadre de cette loi, le droit d’enquêter, contrôler, protéger et gérer l’eau du pays pour quelque usage que ce soit est donné au seul gouvernement [9] plutôt qu’aux communautés.

Si l’exploitation pétrolière à grande échelle se généralise dans le Graben albertin, de plus en plus de communautés, ainsi que les écosystèmes dont elles dépendent, se retrouveront privées de l’eau qui est leur source de vie. Les impacts de la pollution de l’eau menacent la production agricole et la souveraineté alimentaire, l’accès à l’eau potable des communautés, les moyens de subsistance de résidents locaux comme Simon Bidandi et bien d’autres sur les rives du lac Albert, et les valeurs cultures et spirituelles indigènes qui pourraient protéger les rivières et lacs de l’Ouganda. Les industries extractives contribuent au changement climatique et, dans le même temps, réduisent la capacité des communautés et des écosystèmes à s’adapter à une planète qui se réchauffe.

Comme l’explique Maude Barlow, militante de l’eau, « d’importantes sources d’eau ont été détruites par la surexploitation ou les détournements, et non pas par le changement climatique au sens restreint du terme. La destruction de bassins versants et de terres retenant l’eau entraine une désertification accélérée, qui à son tour contribue à réchauffer la planète ».

Dennis Taboro et ses collègues de la NAPE, parties prenantes d’un mouvement en plein essor appelé African Earth Jurisprudence (« Jurisprudence africaine de la Terre »), souhaitent que tous les écosystèmes aquatiques – depuis les aquifères, les sources, les rivières et les lacs jusqu’aux estuaires et aux océans – soient hors limite pour les industries extractives [10]. Ils croient également nécessaire de cultiver une « nouvelle éthique de l’eau » pour redécouvrir la signification des droits propres de l’eau et de nos responsabilités à son égard. L’eau est un bien commun pour toutes les espèces, qui ne devrait jamais être ni privatisé, ni traité comme une propriété privée. L’eau a le droit de tomber du ciel, de s’écouler à travers les terres ou de les survoler, de rester propre et de parcourir constamment son cycle – voir Water is Life, Don’t Undermine It (https://vimeo.com/158010644), un petit film d’animation soutenu par France Libertés.

Fiona Wilton, Gaia Foundation

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Photo : pacman321 CC via fickr

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