Les conséquences du changement climatique sur les ressources en eau ne concernent pas que les pays du Sud. L’Union européenne doit se poser la question de l’adaptation de ses instruments et de ses politiques, aussi bien en ce qui concerne le secteur spécifique de l’eau que dans des domaines, comme l’agriculture, qui ont des conséquences importantes sur la gestion et l’état des ressources.
Les conséquences du changement climatique sur l’accès aux ressources en eau pourraient s’avérer dramatiques dans plusieurs régions du Sud de la planète, qui souffrent déjà des effets cumulés d’une pénurie d’eau relative et, souvent, d’un mode de développement inadapté. Plusieurs régions « riches » sont elles aussi concernées, même si la vulnérabilité des populations est moindre et que par conséquent elles seront le plus souvent affectées de manière moins directe et brutale. C’est le cas notamment de l’Australie, du Sud-ouest des États-Unis et d’une partie de l’Union européenne.
Les conséquences attendues au niveau de l’Europe
Cette dernière est menacée d’une part par une multiplication des inondations et d’autre part par une aggravation des problèmes de rareté de d’eau, principalement dans ses parties Sud et Est (voire aussi en Angleterre selon certaines projections). Cette menace s’est d’ailleurs trouvée aggravée par certaines évolutions récentes : d’une part l’extension des constructions dans les zones inondables ; d’autre part le développement de l’agriculture irriguée et du tourisme dans le Sud de l’Europe. D’ores et déjà, 17 % de la population européenne est touchée à des degrés très divers par un problème de rareté de l’eau ; si la tendance actuelle se confirmait, le pourcentage de la population européenne concernée par une situation de stress hydrique pourrait passer à 35 % à l’horizon 2070.
Les autorités européennes (communautaires et nationales) ont par conséquent commencé à se préoccuper des impacts du changement climatique et des mesures d’adaptation nécessaires. Leur principale motivation est économique. Selon les observations des scientifiques, en effet, les phénomènes climatiques extrêmes (pluies intenses et inondations, tempêtes, sécheresses) ont augmenté en nombre et en intensité au cours des dernières décennies, entraînant des dégâts et des préjudices substantiels. En ce qui concerne les sécheresses des 30 dernières années, par exemple, ce coût est évalué entre 85 et 100 milliards d’euros au total (8,7 pour la canicule de l’été 2003). Or les projections du GIEC semblent indiquer que ces phénomènes climatiques extrêmes sont appelés à se multiplier. Les précipitations et le débit des rivières devraient augmenter dans le Nord de l’Europe (c’est-à-dire malheureusement dans les régions les moins densément peuplées), tandis que le Sud pourrait perdre jusqu’à 80 % de ses précipitations, tout en voyant le débit de ses cours d’eau se réduire significativement. Dans certains cas, la recharge des aquifères souterrains (souvent déjà exploités au maximum ou surexploités) pourrait s’en ressentir. Dans les zones côtières (comme au Danemark), ces aquifères sont menacés d’intrusions salines du fait de l’élévation du niveau de la mer. La hausse de la température des cours d’eau et la réduction de leur débit risquent également d’entraîner des problèmes de qualité, l’eau disponible n’étant plus suffisante pour diluer efficacement les polluants.
La saisonnalité aussi bien de la disponibilité de l’eau que de la demande s’en trouvera modifiée. D’un côté, la fonte des glaces et l’augmentation des pluies au détriment des chutes de neiges auront pour conséquence d’augmenter le débit de cours d’eau (notamment les cours d’eau alpins comme le Rhône, le Rhin et le Danube) en hiver et de le réduire au printemps et en été. De l’autre côté, la demande en eau est appelée à augmenter en été du fait des sécheresses accrues et de la hausse des températures, aussi bien pour les usages domestiques (la canicule de 2003 a entraîné une hausse de 10-15 % de la consommation domestique) que pour l’industrie ou l’irrigation.
L’eau étant une ressource dont dépendent crucialement plusieurs secteurs d’activité, les conséquences économiques d’une pénurie risquent également d’être sérieuses. Les pays les plus dépendants à l’heure actuelle de l’agriculture pluviale sont situés aux marges de l’Union européenne : Ukraine, Balkans. La réduction de l’eau disponible pourrait toutefois affecter sérieusement certaines cultures en Espagne et au Portugal, et l’irrigation risque de manière générale de s’étendre tout autour du continent (y compris dans un pays comme l’Angleterre). Le secteur de l’énergie est lui aussi vulnérable, comme l’a montré encore une fois l’été 2003. Une proportion significative de l’énergie du Portugal et de l’Espagne est d’origine hydroélectrique, et pourrait se trouver réduite du fait de la baisse du débit des rivières. Le refroidissement des centrales nucléaires et thermiques pourrait être rendu plus difficile en été, entraînant des fermetures temporaires et une réduction de la production. Les autres secteurs qui seraient directement affectés par une pénurie d’eau sont le tourisme, la pêche et la navigation. Les conséquences économiques potentielles d’une augmentation en fréquence et en intensité des inondations se situent quant à elle plutôt au niveau des dégâts aux infrastructures et de la paralysie des transports et des activités.
Depuis quelques années, les responsables européens se sont donc efforcés de faire le point sur les différentes initiatives engagés par les pays membres en matière d’adaptation au changement climatique dans le domaine de l’eau, d’encourager ceux qui ne l’auraient pas encore fait à prendre de telles initiatives, et de concevoir des instruments et des programmes communautaires pour les coordonner et les renforcer. Ces efforts et ces réflexions illustrent les avancées et les limites de la gouvernance de l’eau en Europe.
La directive sur l’eau de 2000, un cadre de gouvernance satisfaisant ?
Le principal instrument européen en matière de politique de l’eau est la directive-cadre sur l’eau (DCE), adoptée fin 2000 par le Conseil et le Parlement. Traditionnellement, l’Union européenne a abordé la question de l’eau avant tout par le biais de la réglementation environnementale et sanitaire (directives sur les eaux de baignade, la pollution par les nitrates et pesticides, etc.) (voir le texte Europe : de la préoccupation environnementale à une gestion européenne du secteur de l’eau ?). La DCE s’inscrit dans cette même logique dans la mesure où elle reste orientée vers l’objectif général de « bon état écologique » des eaux européennes, qu’elles soient de surface, souterraines ou côtières, à l’horizon 2015. Elle prescrit également un certain nombre de moyens pour parvenir à cette fin, qui se résument à la mise en œuvre d’une gestion intégrée au niveau des bassins versants, prenant en compte l’ensemble des activités et des usages (humains et naturels) au sein de ces bassins, ainsi que la santé générale des écosystèmes comme objectif en soi.
Bien que la DCE ne traite pas explicitement du changement climatique, plusieurs des méthodes qu’elle prescrit semblent appropriées pour faire face à cette problématique. C’est le cas avant tout de l’obligation de mise en œuvre d’une gestion intégrée au niveau de l’unité géographique pertinente, c’est-à-dire le bassin versant, prenant théoriquement en compte toutes les utilisations de l’eau (y compris non économiques) et tous les impacts possibles sur sa qualité, dotée des outils adaptés de mesure, de surveillance et de stratégie à long terme. La mise en place d’un cadre de gouvernance qui soit (en théorie) à la fois exhaustif et doté d’un objectif clair ainsi que d’un plan de gestion modulable à échéances régulières pour parvenir à cet objectif, paraît cohérente avec la nécessité de face à des impacts multiples, complexes et marqués par une forte incertitude. Tels qu’ils sont proposés par la DCE, les outils d’aide à la décision en termes d’efficience, d’analyses coûts/bénéfices (théoriquement compris au sens large, et non en un sens étroitement financier) et de prise en compte des risques peuvent eux-mêmes être d’une certaine utilité pour identifier les aménagements et les infrastructures les plus pertinents dans le contexte du changement climatique. Pour prendre un exemple caricatural, la prise en compte des risques liés aux climats devrait ainsi dissuader les décideurs de se lancer dans la construction d’infrastructures massives et coûteuses qui pourraient être endommagées ou rendues inutiles par des inondations ou des sécheresses. Même si la DCE est centrée sur les questions de qualité de l’eau davantage que de quantité, en pratique ces deux dimensions sont souvent inséparables : on ne peut pas se préoccuper du « bon état écologique » des ressources en eau sans prendre en compte leur quantité et leur circulation, ne serait-ce que pour assurer une quantité d’eau suffisante pour dissoudre efficacement les polluants. Certains des pays concernés au premier chef, comme l’Espagne, estiment toutefois que la DCE ne prend pas suffisamment en compte la possibilité de sécheresses intenses et prolongées, et qu’un instrument européen spécifique serait nécessaire.
Bien entendu, si la DCE semble constituer un cadre adéquat de gestion des effets du changement climatique, encore faut-il qu’elle soit effectivement mise en œuvre dans toutes ses dimensions, ce qui ne semble pas encore être le cas aujourd’hui (voir le post-scriptum du texte Europe : de la préoccupation environnementale à une gestion européenne du secteur de l’eau ?).
Les contradictions potentielles entre politiques européennes : la PAC et l’irrigation
Plusieurs autres directives et programmes européens ont une incidence sur le secteur de l’eau, qui prennent parfois très explicitement en compte le changement climatique et ses effets (directive stratégie marine, directive inondations), mais qui vont parfois aussi quelque peu à l’encontre des objectifs d’adaptation au changement climatique. La publication par la Commission européenne de son « Livre vert sur l’adaptation au changement climatique » peut faire espérer une mise en cohérence des différents outils communautaires. La politique qui semble la plus problématique eu égard à l’eau est sans doute la Politique agricole commune (PAC).
L’Europe consacre en moyenne 38 % de son eau à l’irrigation, mais ce chiffre masque une grande disparité régionale. Dans le Sud de l’Europe en effet, le pourcentage dépasse 50 % et peut monter jusqu’à 90 %. Les surfaces irriguées ont augmenté depuis les années 90 principalement en Espagne, en France et en Grèce. Cette évolution a été encouragée par la PAC (ainsi que, dans le cas de l’Espagne et de la Grèce, par les fonds de cohésion et structurels) dans la mesure où les paiements directs aux agriculteurs étaient calculés proportionnellement à la quantité de production, ce qui encourageait l’extension de l’irrigation et généralement nombre de pratiques agricoles non soutenables. La réforme de la PAC de 1992 a ainsi eu pour effet en France d’instaurer des aides à l’hectare plus élevées pour les cultures irriguées que pour les cultures pluviales. Les réformes de 2003 ont toutefois partiellement annulé ces effets pervers en découplant les paiements directs et en supprimant la distinction entre cultures irriguées ou non. Quant au second pilier de la PAC, le fonds de développement rural, il a rarement été utilisé jusqu’à présent pour favoriser les mesures de conservation d’eau. Par exemple, dans le programme français pour 2000-2006, seul un type de mesure sur 30 était directement lié à la promotion des économies d’eau.
Les économies d’eau, objectif impossible ?
L’agriculture n’est toutefois pas le seul secteur d’activité européen dont la consommation d’eau soit en augmentation. Aussi les autorités nationales et européennes, au premier rang desquelles la Commission, ont-elles commencé à partir des années 2006-2007 à se préoccuper de la gestion des pénuries d’eau et à multiplier les déclarations sur la nécessité de mieux (et moins) utiliser cette ressource. La Commission a ainsi avancé dans un rapport publié en 2007 que 40 % de l’eau actuellement utilisée en Europe est gaspillée et pourrait être économisée sans incidence majeure sur l’économie ou le bien-être des populations. Si rien n’était fait, en revanche, la demande augmenterait de 16 % d’ici 2030, dans un contexte d’incertitude sur la disponibilité future de l’eau. La Commission et les États membres ne semblent toutefois pas disposés à remettre en cause, pour atteindre ces objectifs, les principes et politiques économiques actuellement privilégiés. D’où une certaine tendance, dans le discours de ces responsables, à mettre davantage l’accent sur les usages domestiques et sur la responsabilité des individus : il est davantage question d’installation de compteurs individuels et de normes pour les équipements domestiques que de remise en cause de l’allocation actuelle des ressources ou des modes de production. Avec une Commission qui déclare vouloir utiliser autant que possible des outils « reposant sur le marché » pour garantir la protection de l’environnement européen, ce sont plutôt les multinationales de l’eau et de l’environnement comme Suez et Veolia qui risquent de profiter de cette nouvelle orientation politique en proposant aux collectivités et aux États leurs technologies et leurs services de gestion.
Faute d’une remise en cause du modèle de développement poursuivi, il y a peu de chances de parvenir à des économies d’eau substantielles au niveau européen. Il est révélateur que l’Agence européenne de l’environnement ait conclu, dans un rapport récent sur l’eau et l’adaptation au changement climatique en Europe, que la plupart des pays se focalisaient sur les impacts les plus matériellement tangibles, pour lesquels les réponses à apporter sont principalement techniques, davantage que sur les changements structurels de long terme. À ce compte, il n’est pas étonnant que les actions déjà réalisées recensées dans ce même rapport portent principalement sur la prévention et le contrôle des inondations. Dans le domaine de la prévention des sécheresses, en revanche, la plupart des pays (si ce n’est ceux où la crise de l’eau est déjà criante, comme dans les États insulaires de Chypre et de Malte ou en Espagne) en restent encore au stade des bonnes intentions.
Un autre obstacle à tout progrès concret dans ce domaine est la divergence d’intérêts entre pays du Sud et du Nord de l’Europe, qui seront différemment affectés par le changement climatique. Les pays du Nord semblent en particulier réticents à engager de nouvelles dépenses qui ne leur bénéficieront pas directement.
Le danger d’une gouvernance sécuritaire
Une conséquence prévisible de l’absence de réelle politique commune au niveau européen pour faire face à la rareté de l’eau est que les pays les plus touchés par la sécheresse (et dont la gestion de l’eau est d’ores et déjà problématique) soit se lancent dans une fuite en avant technologique pour augmenter les ressources en eau (dessalement, transferts massifs), soit en restent à une gestion basée sur un « état d’urgence » permanent. L’un des risques associés à la montée en puissance de la thématique du changement climatique dans l’opinion, et non des moindres, est en effet d’encourager les dirigeants politiques à se cantonner à une posture (valorisante pour le pouvoir exécutif) de gestion de l’urgence, débouchant sur une sorte d’état d’exception perpétuel. Pour faire face « dans l’urgence » aux pénuries d’eau pourtant prévisibles, de même qu’aux incidents climatiques et aux catastrophes naturelles dont la fréquence pourrait s’accroître (mais aussi, comme on l’entend de plus en plus dans les cercles dirigeants européens, pour faire face aux menaces que le changement climatique ferait prétendument peser sur l’Union en termes de relations extérieures et de migrations massives), on se contenterait de faire se succéder les mesures exceptionnelles – c’est-à-dire concrètement on ferait le choix d’une gouvernance purement sécuritaire, c’est-à-dire d’une non-gouvernance.
SOURCES
– Marc Laimé, « Les principaux enjeux de la politique européenne de l’eau », Institut européen de recherche sur la politique de l’eau, 2008. http://ierpe.eu/data/pdf/origine.ph...
– Rapport de l’Agence européenne de l’environnement (EEA), ) « Climate Change and Water Adaptation Issues », Technical Report 2/2007. http://www.eea.europa.eu/publicatio...