Pour une gestion publique de l’eau : le cas de la ville de Santa Fe en Argentine Un processus de construction sociale et politique pour le droit à l’eau

Sur fond de démêlés entre les autorités politiques et administratives et la multinationale à qui l’on avait confié le service de l’eau et de l’assainissement – démêlés qui se solderont par le départ sans gloire de la multinationale –, un mouvement citoyen se construit pour le droit à l’eau et pour une logique de service public ciblant les plus défavorisés.

Le point culminant de la crise argentine fut l’effondrement politico-institutionnel de l’année 2001. L’effervescence sociale qui en découla rendit possible un point de vue critique des citoyens sur l’approfondissement des politiques néolibérales durant la décennie des années 1990 et ses conséquences, au premier rang desquels le désengagement de l’État vis-à-vis de ses obligations primaires.

Au cours de l’année 2002, on vit se confirmer l’augmentation du niveau de participation, avec une grande quantité d’acteurs impliqués et d’événements organisés. Parmi les événements les plus marquants de cette année figura l’organisation d’une plébiscite qui vit les citoyens de la province [de Santa Fe] se prononcer en faveur d’une gestion publique du service de l’eau, et d’une conception de l’eau comme droit humain, non comme marchandise source de profit. La catastrophe de l’inondation de la ville de Santa Fe, qui affecta un tiers de la population, gêna la poursuite de la dynamique développée jusqu’alors par l’APDA [Assemblée provinciale pour le droit à l’eau].

Gouvernement local contre multinationale

L’année suivante (2004), il fut possible à l’APDA de relever le défi des divers événements survenus entre l’État [provincial] et l’entreprise Aguas provinciales de Santa Fe, filiale de Suez Lyonnaise des Eaux, concessionnaire du service de l’eau depuis sa privatisation en 1995. Il s’agissait, en l’occurrence, d’une accumulation de dénonciations par des fonctionnaires du gouvernement de manquements de la part de l’entreprise et d’arguments fallacieux avancés par cette dernière pour se défendre. Cette situation permit de mettre en lumière la réalité de la privatisation octroyée, neuf années auparavant, à la dite entreprise. L’attention de l’opinion publique fut attirée sur les manquements systématiques au contrat de concession du service :

 absence d’extension des réseaux de distribution et d’évacuation des eaux ;

 coûts chargés aux usagers de manière indue, puisque prétendument liés à des travaux qui, répétons-le, ne furent jamais réalisés ;

 mise en œuvre d’une échelle tarifaire léonine, qui ne tient pas compte de la consommation réelle de l’eau, ni de la situation socio-économique des usagers (qui, dans le cas de la ville de Santa Fe, sont pour 40 % d’entre eux en dessous de la ligne de pauvreté [c’est-à-dire n’avaient pas accès au panier alimentaire de base et aux services essentiels], 16,9 % étant dans une situation d’indigence [c’est-à-dire n’avaient pas accès au moins au panier alimentaire de base]). Le nombre de compteurs effectivement mis en place par l’entreprise s’est avéré insignifiant comparé à l’objectif qui avait été fixé contractuellement ;

 qualité insatisfaisante de l’eau, dont les taux de contamination étaient supérieurs aux standards de l’OMS et du Code alimentaire national de l’Argentine. Il est de notoriété publique que le contrat de concession de service lui-même octroyait à l’entreprise des seuils de tolérance supérieurs aux seuils réglementaires nationaux et internationaux.

Un travail fut initié avec l’entreprise en charge de la fourniture du service de l’eau, situation qui se prolongea jusqu’en juillet 2005, lorsque cette entreprise fit connaître son intention de se retirer de tous les districts où elle assurait ce service. L’argument invoqué pour justifier cette décision fut que la rentabilité de la firme s’était ressentie de la « pesification » des tarifs depuis l’abandon en janvier 2002 de la « loi de convertibilité » qui établissait la parité nominale entre le dollar US et le peso argentin. Cette circonstance fournit à l’entreprise Suez le fondement juridique pour engager une demande d’indemnisation pour les pertes qu’elle avait prétendument souffertes auprès du CIRDI (Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements) de la Banque Mondiale. Cette démarche lui servit d’arme de pression pour que l’État renonce à toute forme de réclamation pour rupture du contrat. En contrepartie, l’État provincial exigea que l’entreprise retire sa demande auprès de l’organisme d’arbitrage et accepte, sans indemnisation, la dénonciation anticipée du contrat. Autrement dit, une succession d’allées et venues juridiques qui réduit à néant toute possibilité de déterminer une solution.

Cette situation reflétait également le contexte national, puisque l’État national lui aussi commençait à se confronter aux entreprises concessionnaires du service de l’eau et des égouts dans d’autres districts du pays (Buenos Aires, Córdoba, Tucumán).

Jusqu’à ce moment, les actions demeuraient axées sur la revendication, auprès des gouvernants, que soit dénoncé le contrat passé avec l’entreprise prestataire, et la demande d’une audience publique pour « solliciter des informations sur la situation présente et future de la concession d’Aguas Provinciales S.A., ainsi que pour débattre de différentes alternatives de gestion ».

En septembre 2005, l’entreprise française Suez Lyonnaise des Eaux informa l’État provincial de Santa Fe de sa décision de se retirer de la concession de la distribution de l’eau. Suez établit des contacts avec d’autres groupes privés pour négocier la cession de ses droits ou la vente d’actions. Furent évoqués à cette occasion le nom de différentes entreprises dont les antécédents, en termes de mauvaise administration et même de corruption, étaient douteux : l’entrepreneur responsable du « vidage » de Parmalat Argentine et de l’entreprise frigorifique Santa Elena, largement réputé pour sa contribution au chômage et aux abus patronaux. Lorsque l’État provincial eut connaissance de ces négociations, il descendit dans l’arène, reprenant le problème en mains.

À ce moment, il y avait un doute si la décision annoncée par Suez était sincère ou s’il s’agissait d’un mouvement stratégique pour améliorer sa position à la table des négociations avec l’État, où Suez cherchait à ce que l’on passe outre les responsabilités auxquelles elle avait souscrit contractuellement (avant tout, d’amélioration des réseaux et des infrastructures précisément dans les quartiers – la majorité – les moins rentables et peu susceptibles de contribuer à la maximisation de ses profits).

Les déclarations des fonctionnaires provinciaux (entre autres de Jorge Hammerly, Ministre des œuvres publiques de la province), qui dans le passé favorisaient n’importe quelle mesure de privatisation, laissaient penser que, cette fois, l’État était intéressé à prendre en charge lui-même Aguas Provinciales, au vu de la situation pressante de la gestion et de la prestation du service. Déclarations sans substance, destinées à séduire les esprits non prévenus, étant donné que quoiqu’il advienne l’État provincial aurait été obligé de toute façon de prendre en charge le service, fût-ce de manière transitoire avant une nouvelle cession.

Les mois passant, le désengagement de l’entreprise se confirma avec la convocation d’une assemblée générale extraordinaire des associés pour le 13 décembre 2005, au cours de laquelle devait se décider ou bien la cession d’actions à une autre entreprise ou bien la déclaration de faillite. Il n’advint finalement ni l’un ni l’autre. On déclara le passage à un trimestre intermédiaire jusqu’à la mi-janvier.

Le 13 janvier 2006 se tint l’assemblée des actionnaires qui sanctionna le retrait d’Aguas Provinciales S.A., qui passa aux mains de l’État provincial transformée en Société Anonyme d’Etat nommée Aguas Santafesinas Sociedad Anónima (ASSA). L’entreprise Suez n’avait pas renoncé à la réclamation qu’elle avait opportunément déposée devant le CIRDI.

51 % des actions d’ASSA relèvent du gouvernement provincial, 39 % pourront être transférées aux 15 municipalités correspondant aux concessions, et les 10 % restant sont destinés aux employés. En même temps fut annoncée une augmentation des tarifs de 35 %, mais face aux réactions négatives suscitées dans l’opinion publique par une telle mesure, cette augmentation ne fut jamais mise en œuvre.

La constitution de cette entreprise a été rendue possible par les attributions concédées au pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, au détriment des propositions tant de l’opposition politique que de celles des différentes organisations sociales qui mettaient en avant une gestion publique de l’eau et la conception de celle-ci comme bien non négociable.

Une seule des 15 localités destinataires du service a refusé de s’associer à la politique en vigueur. Sa décision était motivée par une conception et une stratégie différentes en matière de gestion de la ressource.

Le tiers exclu : la voix des habitants

Depuis le travail territorial réalisé dans le quartier Santa Rosa de Lima (Santa Fe) en 1998, la problématique de l’eau a constitué l’un des enjeux émergents identifiés à travers des diagnostics participatifs associant les habitants et habitantes. Un « Projet de Croissance Urbaine » fut élaboré avec ces derniers, qui considérait l’accès à l’eau comme un droit inaliénable, au même titre que la terre et le logement. Ce projet fut ensuite, en 2003, réélaboré dans une perspective de gestion des risques, résultant dans un Projet d’Amélioration du Quartier.

Depuis 2002, l’organisation Canoa travaille – en tant que partie intégrante de l’Assemblée provinciale pour le droit à l’eau (APDA), et conjointement avec d’autres organisations sociales, citoyen-ne-s indépendants ou militants de partis politiques d’opposition – dans les 15 districts de la province de Santa Fe où les services de l’eau et des égouts ont été concédés à des opérateurs privés. Son axe de lutte est la défense de l’eau comme droit humain, ainsi que de sa gestion publique, avec participation et contrôle des citoyens.

Face à la situation des services sanitaires, en une expérience inédite de participation citoyenne, un « Plébiscite en défense de l’eau » fut organisé fin septembre 2002 par l’APDA. Participèrent au vote 42 % de l’ensemble des usagers des 15 villes concessionnées. Près de 260 000 votes favorables se portèrent sur la proposition de mettre fin au contrat avec l’entreprise Aguas Provinciales de Santa Fe S.A. pour manquements répétés aux termes du contrat, et d’initier un modèle de gestion publique et sociale avec participation des citoyens, défendant l’eau comme bien commun et droit humain, contre le gaspillage et la contamination des cours d’eau.

Acteurs impliqués

Institutions locales et citoyens participant à l’APDA (Assemblée Provinciale pour le Droit à l’Eau) : Assemblée de quartier Guadalupe, Union des Usagers et des Consommateurs de Rosario, Despertar Ciudadano, AVE-CEVE, Alberto Muñoz, Iván Favario, Cecilia Fantini, Laura Tejedor, Elpidio Games, Liza Tosti, Mónica Ortiz, Ysmael Galarza), partis politiques d’opposition, administration municipale, administration provinciale, Entité de Régulation des Services Sanitaires (EnReSS), entreprise Suez dans le passé (Aguas Provinciales de Santa Fe), et aujourd’hui la société anonyme d’État ASSA.

Leçons apprises et propositions

La constance dans la lutte pour la défense de l’eau, aux différents niveaux pertinents (local, national, régional et international), comme droit fondamental et inaliénable, et la construction d’alliances avec d’autres acteurs stratégiques avec qui l’on peut partager principes et expériences – voilà ce qui rend possible la construction d’alternatives au modèle néolibéral. Travailler sur la base des principes de l’éducation populaire, et dans une perspective globale, unissant dans une même démarche soutenable l’eau avec les problématiques d’accès à la terre, au logement, au travail.

Cette expérience de construction a connu des progrès et des reculs en termes de nombres d’acteurs impliqués dans la lutte. Néanmoins, notre vision de la problématique de l’eau intégrée à d’autres revendications rend possible une union avec d’autres secteurs, laquelle permet l’élaboration de propositions plus complexes.

L’axe de travail est maintenu même si l’entreprise privée s’est déjà retirée. Il s’agit d’entretenir un espace d’opinion publique afin d’être en mesure d’exprimer un refus catégorique de toute re-privatisation du service et exiger que l’État prenne effectivement en charge sa prestation, avec une forte présence des citoyens dans la prise de décisions sur les politiques de gestion de la ressource en eau. Notre proposition principale est précisément la création d’une législation de l’eau (dans l’idéal, au niveau national, car la province devra ensuite s’y référer) qui établisse comme principe directeur, en s’appuyant sur les données alarmantes relatives à la rareté de l’eau au niveau mondial, que la ressource en eau douce ne relève pas du marché. Pour cela nous exigeons :

 L’abrogation de la loi provinciale 11.220 privatisant le service des eaux et des égouts.

 La participation des usagers et une gestion publique.

 L’incorporation du droit à l’eau dans les Constitutions provinciale et nationale.

 La mise à jour et la diffusion permanente des informations sur l’état des services de l’eau et de l’assainissement, ainsi que des œuvres à réaliser.

 Maintien de la demande d’audiences publiques, qui constituent l’un des moyens fondamentaux de permettre une participation citoyenne.

 Participation à différents espaces stratégiques pour la mise en place, la diffusion et l’articulation de stratégies avec d’autres acteurs. Dans le cadre de sa stratégie globale, Canoa adhère ainsi à la Déclaration commune des mouvements de défense de l’eau (Mexico, 14-19 mars 2006) et à la Déclaration finale du Sommet pour la souveraineté et l’intégration des peuples (Córdoba, 20 juillet 2006).

Notes

Cette fiche fait partie du dossier dph Cas de lutte contre les répercussions négatives de la privatisation de l’habitat

Fiche originale en espagnol : http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dp.... Traduction : Olivier Petitjean.

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