Les services d’eau potable et d’assainissement allemands figurent parmi les meilleurs exemples en Europe de services publics bien organisés et efficaces. Leur développement et leur niveau de performance soutiennent largement la comparaison avec ceux des pays voisins comme l’Autriche, la Suisse et le Danemark.
L’avènement d’un système moderne d’adduction et d’évacuation au cours de la seconde moitié du XIXe siècle a impliqué quelques compagnies privées, comme à Berlin, mais a été essentiellement le fait des municipalités, qui ont mis en place leurs propres services de l’eau. La croissance rapide et l’industrialisation des villes représentaient en effet un défi trop difficile à relever pour les sociétés privées, qui ne réussirent souvent pas à assurer un approvisionnement continu ni un système de tarification acceptable. Cette situation renforça la position des entreprises municipales de l’eau ; plusieurs réseaux d’approvisionnement en eau potable sur de longues distances furent construits à cette époque et existent encore aujourd’hui. Ces entreprises municipales de l’eau sont généralement établies sous le régime du droit public, comme des associations entre villes et autres collectivités locales.
En 1909, sur 1 291 collectivités, 96% disposaient de leur propre entreprise de l’eau, et ce chiffre resté à peu près constant de génération en génération. Même la société à responsabilité limitée Gelsenwasser, fondée en 1887, pendant longtemps le seul exemple important de compagnie privée de l’eau (et du gaz), avait pour actionnaires plusieurs villes de la Ruhr. En 2002, les villes de Dortmund et de Bochum ont d’ailleurs racheté 81% de ses actions au géant multiservices E.ON, une opération qualifiée par les journaux de droite de « renationalisation ».
Aujourd’hui, 6 700 entreprises municipales de l’eau et 7 000 entreprises d’assainissement ont encore un propriétaire unique, la plupart du temps public. La plupart de ces entreprises de l’eau sont de taille réduite. Dans les zones rurales, de manière typique, il s’agit souvent de systèmes d’approvisionnement à l’échelle d’un village. Ils sont habituellement bien adaptés à la situation hydrologique locale et capables de garantir à leurs clients une eau de bonne, voire d’excellente qualité. En règle générale, les villages et les petits syndicats tendent à conserver la propriété de leurs entreprises de l’eau, garantissant l’indépendance municipale. Leurs services d’eau et d’égout bénéficient souvent de coûts de traitement relativement modestes, au regard notamment de ceux que l’on trouve dans certaines zones désavantagées comme le bassin médian et inférieur du Rhin.
Une comparaison à l’international des prix de l’eau place l’Allemagne en haut de la liste. Pour l’expliquer, les entreprises de l’eau allemandes invoquent l’excellente qualité de leurs services, leur parfait respect des standards les plus exigeants de traitement des eaux usées, ainsi que des conditions de tarification de l’eau très différentes des autres pays européens, notamment en matière de taxation et de subventions directes ou indirectes. La Directive-Cadre européenne sur l’eau, qui requiert que le calcul du prix de l’eau prenne en compte la totalité des coûts, n’est en général pas respectée, même si un telle exigence ne semble pas irréaliste pour des pays riches. Une analyse multifactorielle réaliste et exhaustive placerait probablement les prix allemands en milieu de liste. L’association professionnelle des ingénieurs de l’eau et du gaz a développé, au cours de ses 125 années d’existence, un corpus de règles et de normes techniques et organisationnelles d’une sophistication et d’une étendue incomparables. On imagine difficilement comment un modèle d’une telle réussite aurait pu se développer dans des conditions de marché concurrentiel. Et il y a lieu de douter aujourd’hui si ce modèle continuera d’être mis en application avec la même rigueur et la même responsabilité à mesure que s’accroît la pression liée à la libéralisation des services publics.
En Allemagne, les municipalités, qui bénéficient d’un degré élevé d’autonomie et d’indépendance politique et économique, ont pour la plupart organisé leurs services publics (électricité, gaz, eau et transports) sous la forme de Stadtwerke (services publics municipaux), l’équivalent public des grands groupes privés multiservices. Ces derniers, après une vague de fusions et d’acquisitions, sont maintenant largement dominés par RWE, E.ON et, dans le secteur énergétique, Vattenfall et EnBW, détenus en majorité par des actionnaires suédois.
Les Stadtwerke ont généralement le droit de mettre en place des formes de subventions croisées entre services au public plus ou moins rentables. Cette possibilité constitue une garantie qu’ils disposeront d’infrastructures efficaces et pourront fournir un service de base, plus ou moins sous contrôle public. Aucune participation des citoyens à la gestion de ces entreprises publiques n’est prévue, sauf à considérer que la représentation des syndicats (en l’occurrence les syndicats des services publics) au sein des comité d’administration et de surveillance en constitue d’une certaine manière un substitut. La manière dont les municipalités exercent leur contrôle sur ces entreprises publiques est parfois discutable, mais a rarement fait l’objet de critiques publiques ou de propositions alternatives.
L’ensemble de ce système, largement encadré par la loi et, jusqu’aux années 1970, soutenu politiquement par tous les partis, devrait être considéré comme un bien public. Le consensus selon lequel l’État, à travers notamment les entreprises publiques, devait exercer un rôle fondamental de régulation de l’économie, s’est progressivement érodé, et pas seulement sous l’influence de l’idéologie néo-libérale. C’est l’État lui-même qui a précipité la crise des finances publiques en accordant des réductions d’impôts aux sociétés privées et aux citoyens les plus riches. Les villes figurent parmi les principales victimes de cette politique fiscale trompeuse et mal comprise.
Cette évolution, conjuguée à leur croyance illusoire en une croissance économique infinie, ont fait des services publics une cible privilégiée pour les grandes multinationales privées désireuses de réaliser des acquisitions. La VKU,’association des entreprises collectives, a compté (de manière officieuse), parmi ses 1400 membres, plus de 500 qui sont déjà détenus au moins partiellement par des actionnaires privés. Ces derniers ont surtout privilégier les parts sociales de Stadtwerke, qui sont en général propriétaires des services locaux d’eau et d’assainissement.
Le chef de file de cette évolution est une filiale d’E.ON, Thüga, qui totalise 130 participations dans des entreprises municipales. Thüga, dans la plupart des cas, acquiert environ 25% de la société, mais obtient le contrôle de la gestion opérationnelle, et donc une position de dominance. Le contrôle théorique des entreprises publiques par les politiques s’en trouve souvent réduit à un pur jeu de forme.
Les opérateurs privés essaient de maintenir tout ce système de prises de participation et d’investissements croisés aussi invisible que possible. L’Office fédéral de lutte contre les cartels est peu intervenu dans ce processus de concentration et de jeux de pouvoir monopolistiques (ou duo-polistique). Le gouvernement fédéral a soutenu ces développements dans le but de constituer des entités suffisamment compétitives sur la scène internationale.
Le même argument a été réutilisé dans le cadre du débat public sur la libéralisation et la privatisation des services de l’eau en Allemagne. Les responsables néo-libéraux ont déclaré et déclarent encore depuis leurs ministères que les 6 700 services de l’eau existants et les 7 000 stations dépurations étaient dépassées, pré-modernes, non compétitives et inefficaces, qu’elles doivent transformer leur structure de manière à ramener leur nombre à quelques centaines. Même le Bundestag (le Parlement allemand), dans sa motion « Des services de l’eau viables en Allemagne » de 2001, affichait clairement sa préférence pour les mécanismes de marché.
Sans aucun doute, de nombreuses personnes, influencées par les firmes intéressées, les banques et les consultants qui assurent un lobby permanent en faveur de la privatisation, ignorent les spécificités de la distribution de l’eau. C’est l’enseignement qui ressortit en particulier du rapport d’experts Ewers à propos de l’ouverture du marché des services d’eau et d’assainissement, commandé par le Ministère de l’Économie en 2001. Ewers prétendit sérieusement au cours d’une séance que « l’industrie de l’eau » (les services de l’eau ne constituent en aucun cas une industrie) devait « se soumettre à la discipline du marché des capitaux ».
Suite aux critiques qui ont accueilli une telle aberration intellectuelle, le train express de la libéralisation a dû ralentir et a officiellement changé d’objectif, au profit de la « modernisation » des services de l’eau.
Cette nouvelle politique de label a atteint la Commission européenne et le Parlement européen, et est également appuyée par les différentes associations des services de l’eau en Allemagne. Ces dernières, qui pensent sans doute ainsi parvenir à se rendre maîtres de l’allure du train en question, risquent pourtant de se retrouver victimes de leur propre subtilité tactique. La « modernisation » en question doit notamment se traduire par un processus de benchmarking à l’échelle nationale, dont il n’est pas certain qu’il soit rendu obligatoire.
Le processus de vente de biens publics avait déjà démarré au cours des années 1970, s’accompagnant d’une évolution permanente dans la conception du rôle de l’État en général et des entreprises publiques en particulier. La promotion du marché, présenté comme un mécanisme universel de conduite individuelle et de gestion publique, s’est substituée à la compréhension des spécificités des biens communs et des services publics. Le citoyen est devenu consommateur, censé ne se préoccuper que de prix.
Le public, à savoir les citoyen et consommateurs locaux, se préoccupe rarement des changements qui ont lieu dans les Stadwerke ou les services de l’eau locaux. La privatisation s’est en quelque sorte normalisée. En règle générale, les gens ne sont pas informés à l’avance des privatisations ou des opérations de crédit-bail qui interviennent sur leur territoire de vie. Dans plusieurs cas, les administrations ont caché leurs intentions ou menti au public.
Berlin : une privatisation en tête d’affiche
La seule privatisation qui ait attiré l’attention de l’opinion publique nationale a été la cession en 1999 de 49,9% de la Berliner Wasserbetriebe (BWB), qui gérait à la fois l’eau et l’assainissement de Berlin, en 1999. Le Parlement lui-même ne reçut que peu d’information sur ce contrat, qui fut passé au bénéfice de la RWE, de Vivendi (rebaptisé aujourd’hui Veolia) et de la compagnie d’assurances Allianz, laquelle revendit ses parts quelques années plus tard dans des conditions encore inconnues. Ce consortium obtint la garantie d’un versement d’intérêts de 9% sur le capital investi, indépendamment des résultats économiques effectifs. L’investissement de 1,6 milliard d’euros était excessif, sous prétexte qu’il s’agissait d’un investissement prétendument stratégique dans les marchés émergents de l’eau d’Europe de l’Est. La BWB a augmenté le prix de l’eau de 15 % en 2005, et ces investisseurs privés se battent aujourd’hui encore pour obtenir de nouvelles augmentations.
Selon leurs propres statistiques, les principales multinationales de l’eau approvisionnent 27 millions de personnes en Allemagne par le biais d’entreprises partiellement privatisées ou ayant engagé ces multinationales ou leurs nombreuses filiales comme opérateurs. E.ON, en tant que holding, est engagée dans 138 sociétés, RWE dans 84, et elles se partagent 11 sociétés. Les firmes suivantes en termes de prises de participation sont Gelsenwasser (21), EnBW (19), Veolia (5) et Suez/Ondeo (2). L’influence des deux poids lourds français se limite encore à la partie Est de l’Allemagne.
La privatisation étant devenue plus controversée, ou parfois trop onéreuse, la politique officielle, de Berlin à Bruxelles, est de privilégier désormais le terme de « partenariat public privé » (PPP). Celui-ci est conçu comme une façon plus élégante d’engranger des profits privés à partir de subventions publiques de toutes sortes et de capitaliser sur les garanties en termes de sécurité d’investissement offertes par les services municipaux. Parfois les entreprises publiques elles-mêmes,qui se considèrent comme partie prenante du marché capitaliste, sont fières elles aussi de sonner le clairon des PPP.
Les Stadtwerke, dont 850 produisent de l’énergie, sont déjà affectés par l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie. Le secteur de l’eau est toujours protégé, dans sa structure monopolistique, par la loi sur les cartels. Mais, en tant qu’il relève du système des Stadtwerke et subit par là les pressions conjointes de recettes fiscales en berne et de la recherche d’amélioration de l’efficacité, il est tout de même soumis à une logique commerciale insidieuse. Les entreprises publiques uniquement vouées à l’eau ne sont pas épargnées non plus par cette recherche d’« efficacité ».
Tout cela signifie moins d’investissements dans de nouvelles installations, stations et canalisations, moins de moyens pour la maintenance, moins d’employés, moins de formation, moins de savoir-faire et, à long terme, la perte d’un sens spécifique de la responsabilité professionnelle – une qualité éthique interne à ces entreprises qui peut être vue comme l’équivalent d’un contrôle direct par la société civile, aussi longtemps du moins qu’elle demeure effective.
Campagnes anti-privatisation
Les gens ne se rendent en général pas compte de la transformation qui a lieu dans les services publics et, jusqu’à maintenant, seule une minorité a compris que tous les citoyens sont directement affectés par la privatisation, qui leur enlève des biens publics. On assiste cependant à une prise de conscience croissante des dérives en cours, et beaucoup de citoyens sont en train de comprendre qu’ils peuvent affirmer leur désaccord avec les autorités, la plupart des médias et l’idéologie de la concurrence. Ils peuvent également tirer les leçons des nombreuses luttes qui ont réussi à s’oppose à la privatisation dans leur ville ou d’autres villes.
En Allemagne, les citoyens ont la chance de pouvoir exercer une certaine influence politique, en particulier dans les affaires locales, par le biais du référendum. Cette procédure en deux ou trois étapes a valeur contraignante pour les autorités locales. En 2001, dans la grande ville de Düsseldorf, environ 90% des votants se sont ainsi opposés à la privatisation des Stadtwerke AG. Sur près d’une douzaine de référendums concernant les services de l’eau, aucun ne conclut en faveur de la privatisation. Le dernier en date, à l’heure où ces lignes sont écrites, s’est tenu à Hambourg en août 2004, face à la menace de privatisation de l’un des réseaux municipaux les plus anciens de toute l’Europe continentale. Le référendum d’initiative locale a recueilli 147 000 suffrages, deux fois plus qu’il n’était nécessaire. Suite à ce vote, le 24 novembre 2004, le conseil municipal a accepté une résolution interdisant toute sorte de privatisation, qui devait être transformée en loi en 2005. Une décision similaire a été votée à Vienne, la capitale autrichienne, en 2003.
Les mouvements locaux de villes grandes et moyennes telles que Munich, Stuttgart, Augsbourg et Cassel, ont décidé en 2003 de coordonner leur action au sein d’un réseau contre la privatisation de l’eau appelé « Wasser in Bürgerhand » (« l’eau aux mains des citoyens) ». Il est soutenu par des groupes écologistes, le syndicat des travailleurs du secteur public, des groupes humanitaires ecclésiastiques ou de solidarité internationale, ainsi que par quelques personnes des entreprises publiques. Mais la coopération demeure plutôt distendue et n’a pas abouti à un véritable renforcement mutuel des initiatives locales ni à la constitution d’une force d’interpellation sur le sujet au niveau national.
À Munich, la concorde est parfaite entre les élus locaux, les services concernés et l’initiative anti-privatisation. Le Forum de l’eau de Stuttgart a essayé d’inciter l’opinion publique à demander l’annulation de la privatisation des parts municipales dans les deux réseaux de distribution d’eau. L’Alliance pour l’eau d’Augsbourg, après un référendum et des négociations avec la municipalité, est parvenue, le 25 mars 2004, à faire refuser par le conseil municipal toute forme de privatisation des services de l’eau et de l’assainissement. De plus, le conseil a fixé comme principe de n’utiliser les profits dégagés que pour l’entretien des réseaux et la protection de la qualité de l’eau. Des organisations comme Attac Allemagne ont apporté leur soutien à ces luttes contre la politique néolibérale.
Une approche totalement différente pour s’opposer à d’éventuelles privatisations a été employée par la petite ville de Herten, qui avait une dette de 75 millions d’euros. Depuis le début de l’année 2002, le Stadtwerk locale, qui génère du profit, vend des prêts au porteur allant de 1 000 à 20 000 Euros avec un taux d’intérêt fixe à 5%. Ils peuvent être résiliés après un an et ressemblent un peu à des placements fixes classiques. Près de 950 personnes ont alors apporté 10 millions d’euros dans les coffres municipaux pour financer la modernisation des infrastructures. Cet investissement aujourd’hui clos marque l’intérêt du public pour les affaires municipales, mais ne donnait aucun droit de contrôle sur la gestion de l’entreprise publique. Ce modèle, même s’il a fait l’objet de beaucoup d’intérêt, n’a pas trouvé de successeur.
Une autre idée est dérivée de certaines pratiques des fonds de pension des industries de l’acier et de la chimie. Ce « fonds de pension bleu » permettra de combiner la propriété de certaines parties des réseaux d’eau et d’assainissement avec la garantie d’une assurance-vieillesse dénuée de risque. Les employés d’une société investiraient les cotisations de leurs contrats d’assurance dans leur propre société,et, à leur suite, d’autres personnes pourraient ainsi investir dans les réseaux publics de l’eau, le retour sur investissement étant payé selon un taux d’intérêt fixe. Ce qui permettrait de réaliser un investissement « éthique » et de garantir l’indépendance des services de l’eau vis-à-vis des incertitudes et des limites du marché privé. L’idée n’a pas encore jusqu’ici été développée davantage.
Cet article a été publié pour la première fois en 2005, dans l’édition originale de ‘Reclaiming Public Water’.