Les ministres africains se sont joints à des centaines de personnes issues d’agences des Nations unies, de banques de développement, d’opérateurs publics de l’eau, d’organisations d’intérêt général et de syndicats du monde entier pour célébrer la Journée mondiale de l’eau, le 22 mars 2011 au Cap, en Afrique du Sud. En tête de leur ordre du jour figuraient les moyens de répondre au défi toujours plus pressant de l’accès à l’eau en milieu urbain. Le nombre de personnes vivant dans les villes d’Afrique et n’ayant pas accès à l’eau potable à leur domicile ni dans leur environnement immédiat a augmenté de 43% (de 137 à 195 millions) entre 2000 et 2008.
Il est inconcevable qu’à notre époque - au vu de la richesse incalculable générée par l’activité humaine - des millions de personnes meurent chaque année de maladies liées à l’eau. Le droit à l’eau se rattache en dernière instance au droit à la vie, mais de nombreux gouvernements sont réticents à reconnaître cette réalité fondamentale et à assumer leurs responsabilités en fournissant à leurs citoyens une eau saine et bon marché.
Heureusement, la Bolivie a audacieusement poussé à l’adoption d’une résolution consacrant le droit à l’eau et à l’assainissement par l’Assemblée générale des Nations unies l’année dernière. Travaillant de concert avec des gouvernements alliés, La Paz a réussi à faire honte à plusieurs pays riches, qui ont choisi de s’abstenir plutôt que de s’opposer ouvertement à un droit aussi évident. Cette résolution non-contraignante a été approuvée le 28 juillet 2010. Parmi les arguments invoqués pour s’y opposer figurait son manque de clarté quant aux responsabilités qui en découlent pour les gouvernements.
Au cours des 20 dernières années, les gouvernements ont essayé de se décharger de cette responsabilité sur le secteur privé, avec le vain espoir que les multinationales amèneraient avec elles expertise et financements. La Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les banques de développement régionales ont fait avaler de force aux pays la pilule amère de la privatisation en l’enrobant dans leurs plans d’aide. Les pays riches eux aussi ont brandi leurs budgets de coopération et leurs traités de libre-échange pour faire gagner des marchés à leurs entreprises nationales.
La privatisation s’est avérée une expérience décevante. Le principal problème est que les entreprises privées ont pour raison d’être la maximisation des profits et que les pauvres n’ont pas assez d’argent pour payer les sommes requises. En outre, les entreprises privées sont incapables de s’attaquer aux enjeux non-financiers du secteur, tels que les économies d’eau, la protection des écosystèmes ou l’équité - pour les femmes et les filles, entre populations rurales et urbaines, entre travailleurs et chômeurs. Et l’argument selon lequel la concurrence est source de plus grande efficacité ne vaut pas pour un monopole naturel comme le service de l’eau et de l’assainissement en milieu urbain.
En fait, la privatisation crée davantage de problèmes qu’elle n’en résout. De nombreux gouvernements en ont pris conscience et reprennent dans leurs mains publiques les services de l’eau et de l’assainissement. Même la ville de Paris, patrie des multinationales françaises de l’eau, a décidé, en janvier 2010, de réaffirmer la propriété publique et reprendre la gestion de son système d’approvisionnement en eau. Pourtant, le secteur privé est conscient qu’il est possible de gagner des milliards grâce à l’« or bleu », et a mis au travail sa puissante machinerie de lobby.
Il n’en reste pas moins que les services d’eau et d’assainissement, notamment dans les zones urbaines denses, doivent être assurés par les autorités publiques. C’est particulièrement vrai pour les pays en développement, car aucune compagnie privée n’osera jamais investir les sommes nécessaires sans obtenir des garanties considérables, y compris en termes de taux de profit annuel conséquent, de la part des gouvernements.
Les luttes de l’eau sont fondamentalement des luttes pour la démocratie. Ce n’est pas une coïncidence si ce sont les pauvres et les sans-voix qui n’on pas accès à ce service. L’Internationale des services publics, le Transnational Institute, le Syndicat des travailleurs municipaux sud-africains (South Africa Municipal Workers Union) et d’autres organisations de la société civile sud-africaines en appellent à « ouvrir les robinets » de la transparence, de la responsabilité et de la participation [NdT : ‘Transparency, Accountability and Participation’ = TAP = « robinet »] comme principes de base de la fourniture des services d’eau et d’assainissement. On observe une prise de conscience croissante que les opérateurs de l’eau et de l’assainissement du secteur public sont seuls à même de permettre un accès universel.
Plus de 90% de l’eau dans le monde est fournie par le secteur public. C’est parmi les opérateurs de l’eau du secteur public que l’on trouve le plus vaste réservoir d’expérience et d’expertise, ainsi que la majorité des exemples de bonnes pratiques et d’institutions bien gérées. En outre, de nombreux services de l’eau du secteur public se sont engagés dans des démarches collaboratives pour renforcer leurs capacités et gagner en efficacité et en responsabilité - les partenariats public-public.
Dans la grande majorité des cas, les compagnies publiques d’eau et d’assainissement sont des services locaux qui n’ont ni l’ambition ni la capacité légale de devenir des acteurs globaux. En conséquence, si l’on veut puiser dans le trésor de l’expertise des employés de ces services publics, il faut créer des mécanismes globaux pour soutenir les partenariats public-public (PUP).
Le Conseil consultatif du secrétaire général des Nations unies a pris conscience du potentiel du modèle des PUP et a lancé l’initiative des « Partenariats entre opérateurs de l’eau » (POE). L’ex leader de l’ONU Kofi Annan a missionné l’agence UN Habitat pour mettre en place l’Alliance globale des partenariats entre opérateurs de l’eau (Global Water Operator Partnerships Alliance) - une alliance entre partenaires engagés à appuyer les opérateurs publics de l’eau à renforcer leur capacité collective à assurer l’accès pour tous aux services d’eau et d’assainissement.
Nos organisations se sont impliquées dans la conception et la mise en œuvre de cette stratégie et se félicitent de la création de cette alliance. Après des décennies où les intérêts du secteur privé ont été imposés, le secteur public est enfin revenu au centre de l’attention politique. Il convient également que la Banque mondiale et les banques de développement régionales - qui utilisent des fonds publics - soutiennent les PUP.
Nous saluons l’invitation adressée par l’équipe d’UN Habitat à plus d’une centaine de spécialistes de l’eau à se retrouver au Cap pour le premier congrès de l’Alliance globale des partenariats entre opérateurs de l’eau. Nos organisations y ont envoyé des délégations afin de s’assurer que la voix des citoyens et des travailleurs serait entendue. La Banque asiatique de développement et la Banque inter-américaine de développement coordonnent et soutiennent financièrement la plupart des POE actuels, alors même que ces deux institutions se caractérisent par un long passé et un engagement jamais démenti de renforcement de la participation du secteur privé. Nous serons particulièrement attentifs aux POE qu’elles financent. Nous ne pouvons pas laisser ces partenariats devenir un véhicule supplémentaire de la marchandisation de l’eau.
Nos délégués se sont également adressés directement à leurs ministres de l’Eau, réunis pour le Conseil des ministres africains sur l’eau. Nous leur avons dit franchement qu’ils se doivent de concrétiser le droit à l’eau pour faire avancer nos sociétés, et que les partenariats public-public sont moins coûteux et plus efficaces que la privatisation. Une sœur syndicaliste de Tanzanie, qui a fait l’expérience de la privatisation et de son échec, a raconté comment les femmes devaient, après une longue journée de travail, rentrer chez elles en portant l’eau sur leur tête afin de remplir leurs obligation domestiques.
En Afrique du Sud, les privatiseurs de l’eau ont connu une période faste, mais ils ont été rejetés, en raison avant tout des pressions politiques. Pour autant, cela n’a pas résolu tous les problèmes. À l’époque où l’Afrique du Sud a connu ses premières élections démocratiques en 1994, plus de 12 millions de personnes n’avaient pas accès à l’eau et 21 millions n’avaient pas accès à l’assainissement. La nouvelle République d’Afrique du Sud démocratique a stipulé dans l’article 27 de sa Constitution que tous les Sud-Africains bénéficiaient du droit humain à l’eau pour la santé et l’hygiène. Bien qu’un nombre largement supérieur de Sud-Africains ait aujourd’hui accès à l’eau et à l’assainissement que ce n’était le cas en 1994, de nombreuses communautés locales au Cap et ailleurs trouvent encore l’eau trop chère et trop rare, et estiment que l’installation unilatérale de compteurs prépayés dans les communautés pauvres est antidémocratique et contradictoire avec le droit constitutionnel à l’eau. Ces équipements coupent automatiquement l’eau aux pauvres jusqu’à ce qu’ils aient l’argent pour payer. Or, avec un taux de chômage à plus de 40% dans certaines zones, leur capacité à payer ne peut être que limitée.
Nous observons avec intérêt le partenariat prometteur qui émerge entre le service public de l’eau néerlandais Waternet - un promoteur infatigable des partenariats public-public dans le monde - et la ville du Cap. Ensemble, ils mettent en place un Partenariat entre opérateurs de l’eau avec l’intention de renforcer les capacités d’un grand nombre de petits opérateurs de l’eau dans la province du Cap-occidental. Les financements ont été assurés grâce à la loi néerlandaise qui permet aux entreprises d’eau du pays d’utiliser 1% de leurs revenus pour de tels partenariats internationaux. Si d’autres gouvernements en faisaient autant, cela constituerait un pas significatif en direction de l’accès universel à l’eau et à l’assainissement, particulièrement sur le continent africain.
Il est clair que les solutions à la fourniture des services d’eau et d’assainissement pour tous sont de nature fondamentalement politique, et non seulement technique. Le besoin d’« ouvrir les robinets de la transparence, de la responsabilité et de la participation » est urgent au regard de l’urbanisation galopante et des conséquences inquiétantes du changement climatiques pour nos ressources en eau.
* Mthandeki Nhlapo est secrétaire général du Syndicat sud-africain des travailleurs municipaux (South African Municipal Workers Union), qui représente près de 140 000 membres qui assurent la fourniture des services publics à l’échelle des collectivités locales.
* Peter Waldorff est secrétaire général de la fédération syndicale Internationale des services publics, qui représente 20 millions de membres dans 150 pays.
* Susan George est l’auteure de 14 livres traduits dans de nombreuses langues et l’un des ‘fellows’ les plus renommés du Transnational Institute pour ses analyses aussi approfondies que novatrices des enjeux globaux.
Cet article fait partie d’un numéro spécial sur l’eau et la privatisation de l’eau en Afrique, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre le Transnational Institute, Ritimo, et Pambazuka News.