Si la population a de bonnes relations avec son eau, si elle la respecte et sait la stocker, si elle ne la pollue pas, il n’y aura pas de pénurie même si la pluviométrie est médiocre.
Comparons l’Asie du Sud-est et l’Asie du Sud. Les terres de l’Asie du Sud-Est ont une superficie totale de 435 millions d’hectares. En Asie du Sud, l’Inde fait à elle seule 327 millions d’hectares. Si on y ajoute les autres pays on arrive à peu près à la superficie de l’Asie du Sud-est. Cette région est peuplée d’environ 550 millions d’habitants et elle bénéficie d’un climat généralement humide, avec une pluviométrie variant dans la plupart des pays entre 1 600 mm et 3 000 mm. L’Asie du Sud est deux fois plus peuplée mais reçoit en moyenne deux fois moins de pluie. C’est le cas pour l’Inde (1 100 mm/an), et pour les autres pays c’est aussi quelque chose d’approchant.
Ah, si par un grand miracle l’Asie du Sud pouvait réduire sa population de moitié et multiplier par deux les quantités de pluie qu’elle reçoit, ce serait une bonne raison de faire la fête ! Mais regardons les choses de près. En Asie du Sud il y a également des problèmes d’eau. Dans beaucoup de bidonvilles et de villages, on manque d’eau, tout comme en Asie du Sud. Et la nappe phréatique est en train de s’épuiser. Dans cette région la croissance économique est plus forte et les gens s’enrichissent, ce qui explique que l’eau est de plus en plus polluée. Mais que font-ils de toute l’eau qui leur est donnée ?
J’étais récemment à Manille en train d’écouter des experts de ces pays parler de perspectives et de stratégies en matière de gestion de l’eau. Et j’ai aussitôt pensé à deux localités bien différentes de mon pays : Jaselmer, une ville située dans une zone semi-désertique et Cherrapunji. Jaselmer doit se contenter de quelques petites centaines de millimètres de pluie par an, et pourtant les gens ont fait avec depuis des siècles. Ils ont même développé une agriculture adaptée car ils avaient compris l’importance des eaux de pluie. À Cherrapunji il pleut en abondance : près de 15 m en moyenne chaque année. Ce n’est évidemment pas cela qui a aidé les gens à apprécier la valeur de ce qui tombait du ciel. Mais l’eau étant un fluide, elle vient et elle va.
Tant qu’il y avait la forêt, une partie de cette eau était piégée, ce qui maintenait des sources et des petits ruisseaux tout au long de l’année. À quoi bon songer à récolter l’eau ? Maintenant que les arbres ont disparu, on connaît de réelles pénuries d’eau à Cherrapunji après la mousson, et l’on y voit même divers organismes y réaliser des aménagements pour gérer l’eau à la manière traditionnelle du Rajasthan !
Quelle leçon faut-il tirer de tout cela ? Si vous entendez quelqu’un dire que la pluviométrie dans une région particulière est trop faible et qu’il faut donc faire venir de l’eau d’ailleurs, sachez que pour certains c’est seulement là prétexte à réaliser des affaires juteuses. Si la population a de bonnes relations avec son eau, si elle la respecte et sait la stocker, si elle ne la pollue pas, il n’y aura pas de pénurie même si la pluviométrie est effectivement médiocre ! Évidemment s’il nous faut imiter les sociétés occidentales qui ne se gênent pas pour consommer et polluer à grande échelle leur eau, nous allons bien sûr manquer d’eau, quelles que soient nos ressources dans ce domaine. Au cours de cette conférence de Manille, personne n’a parlé de la récolte de l’eau. Je n’ai pas été surpris : dans une région du monde favorisée par les pluies, pourquoi voulez-vous que les gens pensent en termes de zones sèches et arides ?
Ceci dit, compte tenu de notre propension à vouloir nous accrocher stupidement à des schémas occidentaux, l’eau va se faire de plus en plus rare, et au cours du siècle à venir parmi ceux qui s’occupent de l’eau, beaucoup vont vraisemblablement changer de mentalité et adopter une approche différente.
Voyez comment nos prestigieux (!) Instituts de Technologie et la Roorke University nous ont inculqué des modèles exclusivement occidentaux. Ils ont voulu faire de nos ingénieurs des rejetons de Lord Macauley – ce colonialiste forcené qui voulait nous transformer tous en British – plutôt que des enfants de Gandhi. Et il n’y a pas que les bricoleurs bronzés de notre continent asiatique qui pensent comme des Blancs : tous les pays en développement sont amoureux fous des façons de faire occidentales qui entraînent pourtant énormément de gâchis. Il est bien plus difficile de se défaire de cervelles colonisées que des colonisateurs eux-mêmes.
Une revue japonaise a publié récemment un article fort intéressant sur l’eau et la civilisation. On y comparait la Rome antique avec Edo, la cité qui a donné naissance à Tokyo. Les Japonais sont habituellement très courtois, mais dans l’article on se moquait allègrement de ces Romains qui construisaient de longs aqueducs pour alimenter la ville.
Ces énormes constructions illustrent bien leur stupidité. Car Rome était bâtie le long du Tibre. Il n’y avait donc pas besoin de ces aqueducs. Mais les Romains ont préféré salir le fleuve et faire venir l’eau de loin. Les points d’eau étaient donc relativement peu nombreux.
Les anciens Japonais, par contre, ne jetaient jamais leurs saletés dans un cours d’eau. Ils collectaient les excréments dans des récipients pour en faire de l’engrais. Les points d’eau étaient donc nombreux à Edo. Même si la vieille société japonaise était tout aussi inégalitaire que la Rome antique, au moins en matière d’approvisionnement en eau il y avait nettement plus de démocratie.
SOURCE
– Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : AGARWAL Anil, "Planning for water", Down To Earth vol. 8 n°18, Center for Science and Environment, 15 février 2000, p. 4. Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°3 - avril 2000.