L’Asie centrale, première région du globe touchée par les « guerres de l’eau » ?

, par  Olivier Petitjean

L’Asie centrale est souvent citée comme l’un des principaux « points chauds » mondiaux où pourraient se déclencher les premières « guerres de l’eau ». Si la région souffre du réchauffement climatique et de modes de développements insoutenables, la conflictualité actuelle tire surtout origine du délitement du modèle de coopération datant de l’ère soviétique.

La vallée de Ferghana, une région fertile de quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés aux confins de l’Ouzbékistan, du Kirghizstan et du Tadjikistan, a l’habitude des conflits. Au cours de sa longue histoire, cette plaine arrosée par le Syr-Daria, au croisement des civilisations, a été ensanglantée par de nombreuses batailles. Elle a été occupée tour à tour par les Perses, les Grecs d’Alexandre, les Chinois, les Arabes, les Mongols, les Turcs, les Moghols et les Russes. Aujourd’hui, cette vallée qui abrite un cinquième de toute la population de l’Asie centrale pourrait devenir le théâtre d’un conflit d’un autre genre, dont beaucoup nous prédisent qu’ils seront appelés à se multiplier au fil du XXIe siècle : les « guerres de l’eau ».

Cette partie du monde partagerait en effet avec le Moyen-Orient le douteux privilège de préfigurateur des conflits de l’avenir, autour des ressources naturelles et en particulier hydriques. Dès 2010, un rapport rédigé par un cabinet de consultants britanniques citait deux pays de la région, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, parmi les nations du globe les plus exposées à des conflits liés à l’eau, aux côtés de pays comme la Somalie, le Pakistan, la Syrie et l’Irak. La suite des événements est venue confirmer ces prédictions, à mesure que le système de coopération régionale mis en place à l’époque soviétique se délitait pour laisser place aux menaces et aux discours martiaux. Pourtant, sur le papier, les pays d’Asie centrale ne figurent pas, loin de là, parmi les nations du monde les plus pauvres en eau.

« Prêts à s’entretuer pour de l’eau »

En octobre 2015, le président ouzbek Islam Karimov déclarait ainsi, à propos des projets annoncés par le Tadjikistan de construire cinq nouveaux grands barrages – menaçant ainsi directement l’approvisionnement eau déjà précaire de son voisin en aval : « Le contrôle sur les ressources en eau en Asie centrale risque de donner lieu à une guerre totale. » Début 2016, les autorités du Tadjikistan ont officiellement averti leur population et les pays voisins, qui dépendent de la même eau, de se préparer à une sécheresse, au vu de la faiblesse de l’enneigement durant les mois d’hiver et la précocité du printemps. Les gouvernements des pays d’aval, Ouzbékistan et Turkménistan, reprochent quant à eux à leur voisin de garder l’eau dans ses réservoirs, pour subvenir à ses propres besoins. Un exemple type des conséquences délétères de l’absence de coopération pour la gestion des ressources partagées.

La situation est d’autant plus explosive qu’aux tensions au plus haut niveau se conjuguent des inégalités de distribution et d’accès à l’eau entre les provinces de chaque pays, et des conflits encore plus localisés sur le terrain. Dans la vallée de Ferghana, de nombreux paysans dépendent de l’apport en eau de systèmes d’irrigation collectifs. Avec le tarissement de l’eau, les disputes parfois violentes se multiplient pour accéder à la précieuse ressource. « Les fermiers ici sont prêts à s’entretuer pour l’eau », déclare un fonctionnaire local à la chaine Al-Jazeera, venu constater sur place, début 2016, les conséquences de la sécheresse.

Fonte des glaciers

La situation actuelle de l’Asie centrale voit se conjuguer les effets du réchauffement climatique – en l’occurrence, surtout la fonte des glaciers –, des choix de développement aberrants et des facteurs géopolitiques. Les glaciers des monts Tian, la chaîne qui entoure la vallée de Ferghana et qui constituerait le cinquième massif montagneux au monde, auraient perdu 27% de leur masse entre 1961 et 2012, selon des chercheurs allemands, soit plus de 5000 milliards de litres d’eau perdus par an. À ce rythme, la moitié de ces glaciers aura disparu d’ici 2050. L’immense réservoir artificiel de Kerkidan, construit à l’entrée de la vallée durant l’ère soviétique pour développer l’irrigation industrielle, et dont la gestion est désormais partagée entre Ouzbékistan et Kirghizstan, est lui aussi quasiment à sec. Cette fonte de glaciers menace d’ailleurs également, de l’autre côté des monts Tian, la région autonome du Xinjiang, sous contrôle de la Chine, où elle pourrait également envenimer les tensions sociales et ethniques.

La situation n’est guère plus brillante dans les autres massifs d’Asie centrale. Les glaciers du Pamir sont eux aussi en déclin accéléré, menaçant l’accès à l’eau au Tadjikistan. Les monts Tian et le Pamir fournissent environ les trois quarts de l’eau des deux grands fleuves qui arrosent la région, le Syr-Daria et l’Amu-Daria. La fonte de leurs glaciers a aussi des répercussions plus larges, et souvent imprévisibles, sur les conditions météorologiques locales.

Mais le changement climatique n’explique pas tout. Les choix de développement ont également joué un rôle important dans l’émergence de la crise actuelle, et en particulier le choix, par les dirigeants soviétiques, de la culture intensive du coton. C’est ce qu’illustre l’assèchement progressif de la mer d’Aral, au cœur de l’Asie centrale, qui date déjà de quelques décennies. Un choix perpétué aujourd’hui par les dirigeants de l’Ouzbékistan et du Turkmenistan, toujours parmi les principaux producteurs mondiaux de coton malgré la raréfaction des ressources en eau (et des conditions extrêmement problématiques pour les ouvriers du secteur). Selon une étude parue dans le magazine scientifique Nature, les nations d’Asie centrale sont celles qui gâchent le plus d’eau au monde : elles sont les principales consommatrices de cette ressource per capita, mais aussi par dollar généré. Le Turkmène moyen consomme ainsi quatre fois plus d’eau qu’un citoyen des États-Unis – un pays qui n’est portant pas réputé par son usage économe de l’eau !

Facteurs politiques

C’est devenu un lieu commun que d’expliquer les tensions actuelles par l’effondrement de l’Union soviétique et du système de coopération imposé depuis Moscou, qui avait joué sur les complémentarités naturelles entre les États de la région. Les pays montagneux – Khirghizstan et Tadjikistan, recevaient du gaz des États en aval, Kazakhstan, Ouzbékistan et Turkmenistan ; de sorte qu’ils n’avaient pas besoin de construire de barrages hydroélectriques pour assurer leurs besoins en énergie. Dès lors que ce gaz est devenu moins accessible, et plus cher, les pays d’amont ont révisé leurs positions. Ils ont commencé à gérer leurs cours d’eau et leurs retenues en fonction de leurs propres besoins en électricité et non des besoins économiques de leurs voisins, – par exemple en lâchant plus d’eau en hiver, lorsque leurs propres besoins de chauffage sont importants, alors que les agriculteurs en aval ont surtout besoin d’eau en été. Kirghizstan et Tadjikistan souhaitent également construire de nouveaux barrages, au grand dam de leurs voisins.

Comme ailleurs dans l’ancienne aire soviétique, la dissolution de l’empire a amené son lot d’affrontements ethniques en Asie centrale. Partagé entre trois anciennes républiques soviétiques, la vallée de Ferghana abrite d’ailleurs de nombreuses petites enclaves dépendant formellement d’un des États au milieu du territoire d’un autre. Plusieurs épisodes de violence ont eu lieu notamment dans la partie khirgize de la vallée, au cours des années 1990, puis 2000.

Aujourd’hui encore, l’affrontement des grandes puissances globales – Russie, Chine et États-Unis, d’autant plus intéressés que la région regorge de pétrole et de gaz – vient parfois aggraver les tensions. La Russie – déjà impliquée dans le projet de barrage Kambarata-2 au Khirghizstan - a mis tout son poids derrière les projets de barrages tadjiks qui provoquent la fureur de l’Ouzbékistan. Les États-Unis se sont intéressés activement à la région au moment de l’occupation de l’Afghanistan, pour y installer des bases aériennes, mais semblent s’être détournés depuis, pour regarder vers le Pacifique. La Chine, quant à elle, a noué des liens étroits en Asie centrale, mais sa soif de ressources naturelles apporte autant de maux que de biens.

L’entrée sur la scène de l’Afghanistan et son développement économique, s’il se matérialise un jour, pourrait également venir bouleverser la donne. Le pays – qui n’a jamais été associé aux discussions multilatérales sur la gestion de l’eau en Asie centrale – est à l’origine d’une partie significative de l’eau de l’Amu-Darya. Plus d’un quart de la population afghane vit dans le bassin de ce fleuve, qui est l’une des principales régions agricoles du pays. Une utilisation accrue de son eau pour l’irrigation ou des nouveaux projets hydroélectriques dans son bassin supérieur pourraient venir ajouter encore aux maux dont souffre la région.

Olivier Petitjean

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Photo : Evgueni Zotov CC

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