Les printemps arabes et l’eau : l’Irak

, par  Larbi Bouguerra
L’Irak, berceau de l’agriculture irriguée entre le Tigre et l’Euphrate, ne devrait pas manquer d’eau. Sauf que l’immense majorité de ses ressources en eau provient de fleuves transfrontaliers, et que la guerre et les conflits civils ont entraîné une destruction des infrastructures vitales. Aujourd’hui, sur fond d’essor de l’État islamique, le contrôle de l’eau est plus que jamais devenu une arme dans le conflit irakien.

L’invention de l’agriculture et de l’irrigation, la domestication des animaux… mais aussi les colères des fleuves aux inondations catastrophiques, le fléau de la salinisation des sols – déjà identifié comme nuisant aux récoltes il y a 3800 ans ! - ponctuent l’histoire de la Mésopotamie. L’histoire de l’irrigation a commencé ici, il y a 7500 ans quand les Sumériens ont construit une amenée d’eau pour irriguer le blé et l’orge. La Mésopotamie, cette plaine alluvionnaire entre l’Euphrate et le Tigre, a vu fleurir Babylone et ses jardins suspendus, Sumer et ses cunéiformes puis la Bagdad abbasside des Mille et Une Nuits et Bassora, « la Venise de l’Orient ». En arabe, on ne dit pas toujours Irak mais « Ma bayna al Dajla wal Fourat », ou « l’entre Tigre et Euphrate ».

Mésopotamie donc. L’utilité et l’attrait de ces fleuves, en pleine zone de la soif, là où le thermomètre atteint 50°C, ont agi comme un aimant sur les envahisseurs. Même les idéologues modernes n’ont pas échappé à son attrait - au fond, la fascination pour l’eau - si près des déserts de la Jordanie et de l’Arabie. En octobre 1978, une charte d’action commune, inspirée par le parti panarabe Baath, a reconstitué le fameux « Croissant Fertile » - réalité bioclimatique happée par la politique - entre la Syrie et l’Irak, pour réaliser la patrie arabe par-dessus les frontières dessinées par les accords Sykes-Picot d’un Occident triomphant. De plus, le Chott al Arab - seul bassin hydrographique du pays - là où se rencontrent les deux fleuves avant de se jeter dans le Golfe Persique, n’est-il pas considéré par certains comme le Jardin d’Eden ?

L’eau a toujours décidé de tout dans cette région, de Nabuchodonosor aux Anglais en passant par les Abbassides. Lors du processus de rattachement de Mossoul à l’Irak entre 1916 et 1926, la richesse en eau (et non seulement en pétrole) de cette région a été un élément majeur dans la politique de la Grande Bretagne, alors puissance mandataire [1].

L’eau demeure au cœur des relations entre la Syrie, la Turquie et l’Irak pour les eaux transfrontalières et entre l’Iran, l’Irak voire le Koweït pour le Chott al Arab. Les rébellions actuelles n’ont rien de plus pressé que de s’emparer de la ressource, formidable arme de chantage.

L’eau et l’impact de la guerre en Irak

L’UNESCO juge que l’Irak jouit de ressources abondantes en eau puisque le total renouvelable de la ressource est estimé à 3287 m3 par personne et par an. Ce qui n’est pas le cas d’autres pays de la région. Soulignons néanmoins que 98% de l’eau de surface provient de fleuves transfrontaliers, principalement le Tigre et l’Euphrate venant de Turquie et le Karkheh iranien. En 2009, le Tigre a fourni 49,2 milliards de m3 d’eau et l’Euphrate 19,34 milliards. L’Irak a une contribution nulle au potentiel global de l’Euphrate et de 48,1% à celui du Tigre [2]. De nombreux conflits et désaccords sérieux ont émaillé les rapports entre la Turquie, la Syrie et l’Irak quant au partage de ces eaux. Notamment à l’occasion de la construction de barrages dans l’un ou l’autre pays. Ainsi, lors de la mise en eau du GAP (Great Anatolia Project de 21 barrages et retenues) en Turquie, l’eau a cessé de couler en Irak pendant un long moment.

Côté pluviométrie, la FAO avance une moyenne de précipitations de 216 mm/an, mais avec des écarts fort importants : ainsi, au Sud, la pluviosité peut être inférieure à 100 mm et atteindre 1200 mm au Nord-est sur et au pied de la chaîne de Zagros. Dernièrement, cependant, le niveau des fleuves a rapidement baissé du tiers de leur capacité normale. L’ONU prévoyait en 2013 que la baisse risquait de se poursuivre du fait de la pluviométrie en berne, de la désertification rampante, des utilisations en amont de l’eau ainsi que de l’érection des 21 barrages du GAP turc. Les lacs et les petits cours d’eau voient aussi leur niveau chuter. Pour l’ONU, si les conditions actuelles perdurent, l’Irak accusera un déficit de 33 millions de m3 d’eau en 2015.

A la fin des années 1960 et suite à l’élévation du prix du baril après la guerre israélo-arabe de 1973, l’Irak a investi la rente pétrolière dans les infrastructures hydrauliques pour faire face à une sécheresse tenace : barrages, alimentation en eau des villes et des campagnes, irrigation, construction d’un canal de drainage (de plus de 500km de long et appelé, évidemment, Canal Saddam), bonification des terres agricoles, unités de dessalement, assainissement [3]… Les travaux d’irrigation (1972-1975) ont conduit à régulariser le cours de l’Euphrate. Mais les investissements ont été orientés par la suite vers l’armée et la machine de guerre.

La sécheresse s’est traduite par exemple par moins de 30 km3 d’eau pour le Tigre qui habituellement délivre 68 à 84 km3 à l’Irak. En 1991, la FAO note que 100% des citadins était raccordés au réseau d’eau potable mais dans les campagnes, on tombait à 54%. Publié conjointement par l’OMS et l’UNICEF, un rapport de 2000 indique qu’en 1995, 96% des centres urbains et 48% des zones rurales bénéficiaient de systèmes d’approvisionnement en eau salubre. En 1995 encore, 93% des populations urbaines et 31% des populations rurales accédaient à une forme d’évacuation des eaux usées. L’embargo décidé contre l’Irak a pourtant nui à la qualité de l’eau potable : le chlore destiné à la désinfection n’a plus été importé. Résultat : en 2006, trois ans après l’invasion américaine, 77% seulement de la population avait de l’eau potable (88% en ville et 56 en milieu rural) et 76% bénéficiait d’un assainissement correct (80% en ville et 69% en milieu rural).

En 2007, on a enregistré 4626 cas de choléra [4]. 23 personnes en sont mortes. En 2011, la mauvaise qualité de l’eau a provoqué plus d’un million de cas de diarrhée et tué 350 personnes. Le choléra a encore frappé en 2011 avec plus de 400 cas à Suleimaniyah et à Kirkouk [5]. La guerre, en ravageant les infrastructures, a provoqué une pénurie d’électricité et a apporté dans son sillage les maladies hydriques. En outre, les vols d’eau sont devenus de plus en plus fréquents à Bagdad du fait des troubles et de la faiblesse de l’État [6]. Le CICR, par exemple, relève que les équipements et installations hydrauliques ont été gravement endommagés par l’invasion américaine et la guerre contre l’Iran. Les hostilités ont fortement dégradé les réseaux électriques, d’eau potable et d’assainissement. Les bombardements américains ont été particulièrement désastreux.

Les insurgés, de leur côté, ciblaient particulièrement le réseau électrique car gênant particulièrement la population qui ne peut plus utiliser réfrigérateurs, appareils de climatisation, pompes… pour l’amener à se soulever. À Bassora, des milliers de manifestants ont réclamé de l’eau aux soldats anglais en 2003. Un des premiers attentats qui a eu lieu à Bagdad a visé la cérémonie de remise en marche, par les Américains d’une station d’épuration. La désorganisation introduite par la guerre et l’occupation du pays de 2003 à 2011 par des forces étrangères ont empêché les contrôles routiniers de qualité de l’eau potable. Le manque d’électricité et les dégâts causés aux canaux et à l’infrastructure hydraulique en général ont considérablement gêné l’irrigation dans la plaine mésopotamienne d’où une baisse sensible de la production agricole. Enfin, pour les experts, la guerre et les graves troubles internes – l’instabilité du pays en fait - pourraient avoir des répercussions négatives sur la quote part du pays en eaux transfrontalières, d’autant que la Turquie aspire à jouer un plus grand rôle dans la région.

Le gouvernement irakien et l’ONU admettent de concert que la sécheresse a causé de vraies crises dans le pays, particulièrement en 2007-2009 et 2010-2011. Les retombées socio-économiques ont été particulièrement désastreuses tant pour le niveau de vie et le bien-être des populations – chômage et épidémies de maladies hydriques comme la fièvre typhoïde, le choléra et les diarrhées - que pour la production agricole en général du fait de la mise en jachère forcée de 40% des terres arables. Le cheptel a aussi beaucoup souffert du manque d’eau et de fourrage. Ce qui s’est répercuté négativement sur le revenu des éleveurs et des fermiers d’où pauvreté accrue et malnutrition. La sécheresse a aussi contraint les gens à émigrer vers des zones mieux pourvues en eau. Ce qui enlève de la main d’œuvre à l’agriculture et dégrade les conditions de vie en zone urbaine. La pollution, la salinité de l’eau et l’insécurité empêchent les gens de retourner dans leur communauté d’origine.

L’arme de l’eau

Comme si la menace de l’étranger sur son eau n’était pas suffisante, voici qu’une nouvelle menace plane sur la ressource de l’Irak – son utilisation à des fins guerrières. Il faut néanmoins reconnaître que cette arme a déjà été employée par Saddam Hussein quand il a asséché dans les années 1980 90% des marais du Chott al Arab pour punir les chiites de s’être révoltés.

L’eau est aujourd’hui instrumentalisée par toutes les parties. Pour certains experts, le contrôle de l’eau est même plus important que celui du pétrole dans ce pays aux étés torrides. La mainmise sur l’eau est donc un atout d’une immense valeur. Sans eau, il y a d’énormes risques sanitaires, environnementaux et alimentaires [7].

Le Tigre et l’Euphrate arrivent en Irak par le Nord, actuellement contrôlé par le groupe extrémiste de l’État Islamique (EI). L’EI domine aujourd’hui une aire comparable en étendue à la Jordanie et qui chevauche la Syrie et l’Irak. Or, le 7 août 2014, l’EI s’est emparée du barrage de Mossoul. Après avoir mis la main sur les puits de pétrole en Syrie et en Irak qui lui assurent de confortables revenus, il jette son dévolu sur l’eau. Depuis juin 2014, Mossoul - la deuxième ville du pays - est à la botte de l’EI. Il se bat à présent contre les troupes régulières de Bagdad et les tribus pour mettre dans son escarcelle le barrage de Haditha – 8 km de long sur l’Euphrate et fournisseur de 30% de l’électricité du pays - dans la province méridionale d’al Anbar. S’emparer de l’eau lui permettrait, pensent les stratèges, de renforcer son statut d’État. De plus, Bagdad ainsi que le Sud du pays sont tributaires de l’eau de ces barrages. Ainsi, l’EI pourrait soit couper l’eau aux populations du sud – majoritairement chiites - et de la capitale, soit, en fonction des menaces et de l’agenda politique, ouvrir les vannes et noyer Bagdad et les villes du Sud. Mais Mossoul est située aussi au Sud de l’ouvrage. De plus, contrôler le flux d’eau du barrage permet d’affecter l’alimentation des gens car l’Irak est fortement dépendant au Sud de l’irrigation pour cultiver le blé, le riz, l’orge, le maïs…. alors qu’actuellement, l’EI est maître des silos de blé dans les départements de Ninive, de Saleheddine et de Kirkouk. Enfin, EI est en mesure de contrôler aussi la fourniture d’électricité à la capitale.

Mais tout n’est pas rose pour l’EI. Tout dépend des Kurdes. De fait, trois cours d’eau importants parcourent le Kurdistan avant de rejoindre le Tigre auquel ils apportent la moitié de son débit annuel. Si donc les Peshmergas arrivent à reprendre le contrôle du barrage de Mossoul, le Kurdistan serait en mesure de s’adjuger les ¾ de l’eau de surface de l’Irak avant qu’elle n’atteigne le territoire sous la férule de l’EI [8]. Ainsi, pour les stratèges, l’issue des conflits tant en Irak qu’en Syrie repose sur celui qui s’assurera le contrôle des ressources en eau de ces pays. C’est pourquoi, malheureusement tout ce qui a trait à l’eau est devenu cible militaire : canaux, rivières, barrages, unités de dessalement… Au risque d’aggraver et perpétuer les conflits.

Larbi Bouguerra

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Photo : United States Forces Iraq CC

[1Soheila Ghaden-Mameli, Thèse de doctorat nouveau régime, 1996, Paris I

[2UNESCO, Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau consulté le 26 septembre 2014.

[3Alaa Bachir, J’ai été le médecin de Saddam, Dar Ennachr, Le Caire, 2004 (en langue arabe), p. 73.

[4Cara Buckley, The New York Times, “Gunmen dressed as Iraqi troops kill at least 11 in village near Bagdad”, 23 novembre 2007.

[5ONU, Water in Iraq Factsheet, mars 2013.

[6Damien Cave, « Nonstop theft and bribery stagger Iraq », The New York Times, 02 décembre 2007.

[7John Vidal, “Water supply key to outcome of conflicts in Iraq and Syria, experts warn”, The Guardian, 2 juillet 2014

[8« Iraq’s water. Another threat », The Economist, 11 août 2014.

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